Lancé en 2016, mais dans l’air depuis quelques années, le projet d’un Beer Temple dans l’ancien bâtiment de la Bourse est évoqué pour la première fois lors d’une fête de la bière à la Grand-Place. Porté par des personnalités issues de l’industrie brassicole et du monde politique, dont Philippe Close, alors échevin du Tourisme de la Ville de Bruxelles, et Sven Gatz, ancien député OpenVLD au Parlement flamand devenu président de la Fédération des Brasseurs et qui fera son retour en politique en 2019, comme Ministre des Finances de la Région Bruxelles-Capitale qui financera en partie le projet.
Baptisé dans un premier temps Beer Temple, le nom du futur centre de la bière évoluera suite à l’effet repoussoir provoqué par ce premier choix, passant par une phase transitoire, pas beaucoup plus heureuse, de « Beer Palace », appelé finalement Belgian Beer World Experience, l’essentiel de la communication évoluant au fil du temps sur la restauration du bâtiment et son ouverture au public. Mais en dépit de tous ces efforts et changements de noms successifs, c’est bien le nom de « Beer Temple » qui s’impose durablement dans les esprits.
Lors de l’annonce officielle du projet en 2016, l’hyper-centre de Bruxelles est en pleine mutation avec son piétonnier géant qui, s’il libère les boulevards centraux de la voiture, affiche clairement des objectifs plus proches de l’attractivité touristique que d’une véritable volonté d’apaiser la ville au profit de ses habitants. L’ARAU et IEB, déjà critiques sur le dossier du piétonnier, embrayent sur le Beer Temple en dénonçant cette surenchère de projets qui tendent à transformer le centre-ville en parc à thèmes où les conditions d’habitabilité sont de moins en moins remplies.
Lorsque la première mouture du projet est dévoilée, son côté tape-à-l’œil, avec son rooftop surmonté d’un « auvent ajouré évanescent » semblable à une gaufre géante, provoque la risée ! À tel point que dans la version soumise à l’enquête publique, fin 2017, les architectes réduisent d’eux-mêmes la voilure, présentant une gaufre considérablement rabotée, histoire de ne pas être « trop » visible depuis la rue.
Mais sur le plan patrimonial, il y a plus choquant avec le percement du socle, littéralement éventré pour y placer une entrée aux portes vitrées et coulissantes, en laiton brossé. Dans la description du projet, il est question de « soustraction de la matière » et de « formes soustractives ». Une manière cynique de jouer sur les mots en évitant soigneusement de parler de démolition car, selon le CoBAT, « nul ne peut démolir en tout ou en partie un édifice classé ».
De même, sous le prétexte de « mettre en valeur » les vestiges d’un couvent du XIIIe siècle situé sous la Bourse, certes très médiocrement aménagés à l’heure actuelle, la solution préconisée est de percer de larges brèches dans les murs des XIIIᵉ et XVᵉ siècles et de détruire au passage quelques caveaux dans le chœur de l’église.
Pourtant, malgré ces atteintes incontestables au patrimoine classé, la Région délivre le permis, en novembre 2018, reprenant à son compte les termes de soustraction de matière et de formes soustractives pour le justifier.
Afin de freiner ce projet qui met en péril l’habitabilité du centre-ville et participe à sa touristification massive, IEB, l’ARAU et une habitante du quartier décident alors de déposer un recours contre le permis.
Le recours se fonde sur les atteintes au patrimoine qu’on vient de citer, la qualification abusive du projet en « équipement collectif » et un rapport d’incidences, joint à la demande de permis, qui ne prend pas en considération suffisamment d’aspects indésirables du projet pouvant dégrader la qualité de vie des riverains, telles les nuisances sonores et les vues imprenables, depuis le rooftop, sur les appartements voisins.
Début 2019, le recours est donc déposé, mais la Ville de Bruxelles, porteuse du projet et propriétaire du bâtiment via la Régie foncière, n’en a cure et entame les travaux, y compris pour les zones visées pour atteinte au patrimoine avec le risque, si le Conseil d’Etat donne raison aux associations et annule le permis, de devoir arrêter le chantier, comme cela s’est vu place De Brouckère ou sur le site de l’ancienne Cité administrative.
En juillet 2022, l’Auditeur rend son avis, prélude à l’arrêt du Conseil d’Etat, et conclut à l’atteinte au patrimoine dénoncée par les associations. Le percement du socle du bâtiment et la pose d’une extension (la fameuse gaufre géante) sur le toit constituent bien, selon lui, une violation du CoBAT qui prévoit que « nul ne peut démolir en tout ou en partie un édifice classé ». Sachant que dans l’écrasante majorité des cas, le Conseil d’Etat suit l’avis de l’Auditeur, il est clair que le permis a du plomb dans l’aile.
Mais à la veille des plaidoiries, coup de théâtre, la Région retire le permis querellé et, simultanément, délivre un nouveau permis. Un coup de théâtre qui ne surprend qu’à moitié les associations requérantes, car ce n’est pas une première, en particulier lorsqu’on a affaire à des dossiers d’envergure. Car lorsque la Région sent que, face aux moyens juridiques développés par les requérants, un permis querellé n’a aucune chance de survie, elle choisit tout bonnement de le sacrifier au profit d’un permis tout neuf, « mieux motivé » mais identique sur le fond, annulant du même coup l’objet du recours et réduisant à néant toute la procédure qui doit être reprise à zéro.
Un pied de nez aux associations, mais aussi au Conseil d’État qui, dans d’autres dossiers, n’avait pas caché son agacement face à ces manœuvres dilatoires. Car il s’agit bien évidemment de gagner du temps avec, en prime, des mobilisations dont on perd le fil et qui deviennent, avec le temps et les revirements successifs, de plus en plus complexes et techniques. Et qu’entre-temps, le projet sera construit, que le recours n’aura pu empêcher. Ce qui est bien le cas ici, puisqu’en septembre 2023, le Belgian Beer World Experience ouvre ses portes alors qu’un (deuxième) recours est toujours pendant, au Conseil d’État.
Mais au fait, combien a coûté le projet de Beer Temple ?
Le montant initialement annoncé était de 25 millions d’euros, sous forme de Partenariat-Public-Privé, à savoir :
On perd ensuite la trace des financements ultérieurs du projet, mais lors de son inauguration, en septembre 2023, sur les bancs de l’opposition, on évoque un montant total de 88 millions d’euros. Des critiques à peine audibles, à l’heure des petits fours et du champagne. Et s’il faut reconnaître que la restauration de l’intérieur du bâtiment a été réalisée avec soin, l’entrée percée pour canaliser le « flot » de touristes venant de la Grand-Place ressemble davantage à une entrée de métro ou de parking, si bien que, spontanément, les visiteurs empruntent tout simplement... l’escalier d’origine.
Le fameux musée (qui n’est pas un musée, nous dit-on mais, à vrai dire, on ne sait pas trop ce que c’est) occupe deux étages du bâtiment, mais tiendrait tout aussi bien sur un seul niveau. Tout semble avoir été investi sur la forme et peu sur le fond. Aucun fil rouge, peu de repères temporels, beaucoup d’espaces perdus, des écrans et du virtuel partout, mais peu de textes pertinents, des approximations, voire des erreurs, et quasiment aucun objet d’origine. Au final, on ressort de là sans vraiment savoir comment la bière est produite. Et surtout, les bières présentes sont majoritairement produites par les géants de l’industrie brassicole. Quant aux bières bruxelloises, elles brillent (volontairement) par leur absence. Bref, le piège à touristes par excellence, à 17 € l’entrée. Gênant, surtout pour les vrai.e.s amateur.rice.s de bonne bière !
A l’ouverture, en septembre 2023, la Ville de Bruxelles annonce qu’elle mise sur 350.000 visiteurs la première année, espérant atteindre progressivement les 600.000 les années suivantes. À l’heure du premier bilan annuel, ils sont à peine 150.000. Un flop ! Mais lors du conseil communal où sera votée une nouvelle enveloppe de plus d’un million pour renflouer les caisses, Philippe Close répétera combien il « croit en ce projet, parce qu’en politique, l’important c’est d’y croire ». Comme il croit (toujours) à Néo, ou comme il croyait, au début des années 2000, au projet de Casino à la Madeleine, alors qu’il n’était encore que le chef de cabinet de Freddy Thielemans, mais avec déjà une « vision » pour Bruxelles, touristique, événementielle, festive, partout, tout le temps. Une capitale culturelle, quoi !