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2014 : « Ceci n’est pas un piétonnier »

Si la saga du piétonnier du centre-ville débute en 2014, il faut remonter à 2012 pour en poser les bases, année où est élaboré un Plan général de Mobilité communal qui rendait impossible la traversée de Bruxelles via les boulevards du centre, grâce à un système de boucles de circulation. Un plan plutôt bien pensé, mais qui finit par capoter... à cause d’un désaccord sur le Bois de la Cambre. Aussi, à l’approche des élections communales de 2012, l’action PicNic the Street, qui invite à un sit-in devant la Bourse, rencontre-t-elle un large écho, populaire et médiatique. Dans une ambiance festive et familiale, plusieurs milliers de citoyen.ne.s se retrouvent, début juin, pour exprimer leur ras-le-bol du tout-à-la-voiture et leur demande pressante d’une ville apaisée. Mais en octobre, l’arrivée au pouvoir d’une coalition PS-MR et la nécessité de contenter ses deux composantes vont changer la donne. Et plutôt que de s’inspirer du Plan de Mobilité élaboré sous la précédente majorité, les nouveaux partenaires choisiront de repartir d’une page blanche.

Après une retraite studieuse et discrète, l’idée du piétonnier réapparaît, à la fin de l’été 2014, en mode « réaménagement des boulevards centraux » qui sont « moches » et ont bien besoin d’un « lifting ». Des ateliers « participatifs » (six groupes de dix personnes) sont organisés où l’on parle de la couleur des bancs, de la forme des réverbères, de l’essence des arbres qu’on va replanter, bref, d’un peu de tout SAUF de mobilité. Quelques audacieux tentent d’aborder le sujet mais obtiennent pour toute réponse un catégorique « Ce n’est pas le sujet du débat ». Finalement, c’est en novembre qu’on découvre enfin la nature du projet concocté par la Ville de Bruxelles avec, au centre, la mise en piétonnier des boulevards, depuis la place De Brouckère jusqu’à la place Fontainas, autour, une « boucle de desserte », rebaptisée mini-ring par les opposants, permettant de traverser le pentagone par des rues plus étroites. Cerise sur le gâteau, pour accéder au plus près du piétonnier en voiture, quatre nouveaux parkings souterrains viennent compléter le tableau, dont un sous la place du Jeu de Balle et le Vieux Marché !

Dans les Marolles et bien au-delà, la nouvelle fait l’effet d’une bombe ! Au Conseil communal suivant, plusieurs centaines de personnes sont présentes et font bruyamment entendre leur désapprobation : un parking sous la place du Jeu de Balle, c’est la mise à mort du Vieux Marché ! Dans le coeur de tout.e Bruxellois.e normalement constitué.e, ce projet réveille immanquablement le souvenir de la Bataille de la Marolle face aux velléités d’agrandissement du Palais de Justice, en 1969. Les habitant.e.s l’avaient alors emporté contre le Promoteur, sa fidèle épouse Bureaucratie et leur enfant, Expropriation. C’est donc tout naturellement qu’une mobilisation générale se met en place de façon quasiment instantanée, instinctive et organique, dans le même esprit frondeur qu’hier avec, en support, les outils d’aujourd’hui.

Un parking sous la place du Jeu de Balle, c’est la mise à mort du Vieux Marché !

En quelques jours, on voit naître la Plateforme Marolles qui coordonne la fronde, des affiches fleurissent aux fenêtres, des photos, des vidéos, des messages de soutiens affluent les réseaux sociaux, une pétition est lancée en ligne (en huit langues, dont le bruxellois !), relayée sur le terrain par des dizaines de volontaires. Et c’est en cortège avec le Carnaval Sauvage, que quelques petites semaines plus tard, les 23.336 signatures, dont plus du tiers en version papier, sont remises en mains propres à Els Ampe, alors échevine de la Mobilité. Une belle réponse à celle qui défendait farouchement ce parking « pour les habitants », reconnaissant toutefois que « dans les Marolles, la plupart des gens n’ont pas de voitures », mais leur demandant « d’être solidaires avec ceux qui en ont une ». Un comble !

En février 2015, le rideau tombe sur ce projet absurde qui n’aura généré que railleries et moqueries, mais qui aura aussi permis une prise conscience des véritables enjeux de la piétonnisation du centre-ville, dont ce parking était l’un des maillons. A la Plateforme Marolles succède bientôt la Platform Pentagone qui, dans les mois qui précèdent la mise en place du « plus grand piétonnier d’Europe », rassemble une vingtaine de comités de quartier et associations. Résolument favorables à l’instauration de zones piétonnes, les membres de la Platform Pentagone sont en revanche très critiques envers le projet de la Ville, davantage pensé en termes d’attractivité touristique que comme une zone réellement apaisée. Car les déclarations et les décisions qui se succèdent à la Ville de Bruxelles laissent peu de doute sur le type de piétonnier qu’elle souhaite mettre en place. Citons, par exemple, la volonté « d’attirer des riverains à meilleure capacité contributive », le passage de tout le Pentagone en zone touristique « comme à Maasmechelen Village », permettant aux commerces d’ouvrir les dimanches sans compensation pour les travailleur.se.s, l’accessibilité de la zone en taxis « pour conduire les personnes âgées et à mobilité réduite dans les hôtels et au Casino » ou encore l’idée d’un petit train touristique circulant sur le piétonnier en faisant ding-ding. Tout un programme !

Un centre commercial à ciel ouvert doublé d’un parc à thèmes permanent.

Dans le même temps, plusieurs lignes de bus, dont le terminus était situé dans le l’hyper-centre, sont raccourcies de plusieurs arrêts. « Marcher, c’est bon pour la santé » sourit la porte-parole de la STIB en réponse aux critiques, confirmant en filigrane que le centre-ville désormais, c’est pour les personnes jeunes et en bonne santé. Quant aux images de synthèse du futur piétonnier, elles laissent entrevoir un espace public, certes libéré de la voiture, mais offert aux appétits privés, terrasses de cafés en tête. Enfin, l’aménagement minimaliste et minéral des places de Brouckère et de la Bourse confirme la volonté d’une ville événementielle, avec ses podiums, ses sons et ses lumières, portée de longue date par Philippe Close, alors échevin du Tourisme. Bref, un centre commercial à ciel ouvert doublé d’un parc à thèmes permanent.

Le tout en rejetant le trafic de transit vers le « miniring » et ses rues étroites, reléguées au rang d’avaloirs à voitures. Un vrai projet apaisé !

Face à ces constats et signes avant-coureurs, la Platform Pentagone dénonce : « Ceci n’est pas un piétonnier » ! Elle lance une pétition et se dote d’une Charte où se déclinent d’une part, ce que la Platform souhaite et de l’autre, les risques de dérives, qu’elle conteste.

  • Oui à un espace public partagé qui améliore la qualité de vie des habitants !
    Non à la privatisation de l’espace public !
  • Oui à une offre commerciale variée !
    Non à la standardisation de l’offre commerciale !
  • Oui à l’amélioration de la qualité de l’air !
    Non à l’aggravation de la pollution !
  • Oui à une mobilité renforçant les transports en commun et les modes actifs de déplacement (vélo, marche) !
    Non à l’augmentation de la pression automobile autour de l’hyper centre !
  • Oui aux logements accessibles dans tout le périmètre du projet !
    Non à la spéculation immobilière !
  • Oui au respect des quartiers environnant le projet de piétonnier !
    Non à l’aspirateur automobile et commercial écrasant les quartiers alentour !
  • Oui à l’amélioration de la santé de tous les habitants !
    Non à la pollution sonore !
  • Oui à une véritable concertation du public et à une étude d’incidences approfondies, prévue par le droit européen et portant sur l’ensemble du plan !
    Non à l’absence de débat et au défaut d’études préparatoires sérieuses !

Le 26 juin 2015, c’est l’inauguration officielle du piétonnier. Par dérision, la Platform Pentagone organise une inauguration parallèle, celle du Mini-ring et d’un pot d’échappement géant, crachotant une fumée grisâtre. Un happening facétieux et interpellant sur le sort des rues voisines, étroites et souvent jalonnées d’écoles, qui auront à subir le report de trafic, à quelques pas de la vitrine glamour du « plus grand piétonnier d’Europe ».

Tellement sympathique (et tellement gratuite) que l’été terminé, la version estivale du piétonnier disparaîtra pour ne jamais revenir.

Puis, durant les mois de juillet et août, une version estivale du piétonnier est installée, à vrai dire plutôt sympathique (et totalement gratuite), avec tables de ping-pong, terrains de pétanque et de badminton, piste d’athlétisme et bancs publics où s’installer pour pique-niquer à son aise. Tellement sympathique (et tellement gratuite) que l’été terminé, elle disparaîtra pour ne jamais revenir. Mais cette parenthèse enchantée marque les premières fissures dans la mobilisation de la Platform Pentagone, certains de ses membres trouvant que, tous comptes faits, ce n’est pas si mal et que oui, sur le piétonnier, l’air est plus pur, alors tant pis pour les rues voisines et les dégâts collatéraux. Des divergences sur la difficile articulation entre justice environnementale et justice sociale qui préfigurent les tensions qu’on retrouvera plus tard, dans le dossier Good Move.

A l’automne 2015, alors que le piétonnier est en phase test, le sujet se crispe plus encore, les réseaux sociaux s’emparent de la question et charrient les pires commentaires (anti-sdf, anti-drogués, racistes et on en passe), relayés par certains médias, friands de polémiques virtuelles parce que ça fait « du clic ». Dans ce brouhaha où les lieux communs volent bas, le discours porté par la Platform Pentagone devient compliqué à faire passer auprès du grand public. Mais il fait néanmoins son chemin à travers des débats, des études, des articles, dans les milieux associatifs, universitaires, environnementaux, syndicaux, sur les questions de société que ce grand piétonnier soulève, notamment celles de la participation citoyenne, de la touristification du centre-ville et de l’espace public. Sur son site, la Platform Pentagone propose différents scénarios alternatifs de piétonniers qui pourraient mieux répondre à ces questions et éviter ces écueils. Sans surprise, ils ne rencontreront aucun écho ni réflexion du côté des autorités communales.

Fin 2015, vient le moment de l’enquête publique et de la commission de concertation où, malgré plusieurs prises de paroles sur les questions de fond (mobilité, espace public, touristification), celles-ci seront une nouvelle fois écartées au profit de détails d’aménagement (couleur des bancs, forme des réverbères, encore et toujours). « Ce n’est pas le sujet du débat ». Nouveau dialogue de sourds, nouveau rendez-vous manqué avec les citoyen.ne.s. Et une enquête publique à refaire, moins de deux ans plus tard, la Ville de Bruxelles ayant bâclé le rapport d’incidences environnementales, jugé trop léger par l’Auditeur au Conseil d’État. Afin de s’éviter la honte d’un permis annulé, la Ville préférera discrètement faire annuler le permis avant les plaidoiries et reprendre toute la procédure à zéro en rendant, cette fois, une copie plus sérieuse.

Mais entre la première et la seconde enquête publique, l’eau a coulé sous les ponts et la mobilisation s’est émoussée. Les attentats de Paris, puis ceux de Bruxelles et les mesures sécuritaires qui ont suivi, ont quelque peu étouffé les polémiques et fait perdre le fil des débats. En 2020, la pandémie et les turbulences traversées pendant toute cette période n’arrangeront pas les choses.

Alors dix ans après la piétonnisation des boulevards du centre, où en est-on des constats, inquiétudes et souhaits exprimés à l’époque par la Platform Pentagone ?

Sur le plan de la mobilité sur le piétonnier, l’espace partagé ne semble pas vraiment une réussite et la cohabitation entre piétons, cyclistes et usager·ère·s de trottinettes électriques n’est pas toujours évidente. Côté privatisation de l’espace public, après un temps d’arrêt lié aux attentats et à la pandémie, elle est aujourd’hui repartie en flèche. Ce qui étaient autrefois les trottoirs sont largement envahis de terrasses à côté desquelles les bancs publics sont en quantité négligeable. L’offre commerciale, essentiellement axée sur l’Horeca, confirme une tendance qui ne se limite d’ailleurs pas au piétonnier, où l’on voit apparaître des food courts jusque dans des lieux, comme la Galerie Bortier, qu’on pensait à l’abri de cette nouvelle manne, faisant peu à peu de Bruxelles une ville pour estomacs pleins et cerveaux vides.

Une société pétrolière sur un piétonnier, tout un symbole !

Dès 2014, la Platform alertait également des dangers de spéculation immobilière liée au piétonnier. Les transformations se sont succédé, depuis, dont le projet Immobel, place de Brouckère qui, bien que revu à la baisse par un recours au Conseil d’État, reste un pur produit de spéculation immobilière, est un exemple criant que ces craintes étaient fondées ! Pour Philippe Close, interviewé sur la chaîne LN24 il y a quelques mois, c’est un succès et la preuve que le piétonnier, c’est « une idée qui marche », puisqu’elle attire de nouveaux investisseurs, « comme par exemple Total Fina ». Une société pétrolière sur un piétonnier, tout un symbole ! Un piétonnier oui, mais pour qui ? interrogions-nous, lors de sa mise en place. Nous voici fixés.

Un piétonnier pour quoi ? Nous le savons aussi : pour consommer, pardi ! Des boissons, un repas, le dernier i-phone, un spectacle, tout devient marchandise, matin, midi et soir, des venues, des events, devant et dans la Bourse, à l’Hôtel de Ville où, cet été, des acrobates faisaient des pirouettes sur les tables de l’ancienne salle du Conseil communal. « Nous voulons une ville où il se passe toujours quelque chose, une ville où ça ne s’arrête jamais. » assénait déjà Philippe Close, à l’ouverture de Bruxelles les Bains de 2013. Une ville vidée, siphonnée de toute dimension politique au profit de la consommation, où les boulevards qui ont vu défiler toutes les grandes manifestations, désormais détournées vers la petite ceinture et les quartiers de bureaux, sont devenus galerie commerciale à ciel ouvert. Une ville spectacle.

C’était donc ça, le changement de paradigme !

« Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale. Non seulement le rapport à la marchandise est visible, mais on ne voit plus que lui : le monde que l’on voit est son monde. La production économique moderne étend sa dictature extensivement et intensivement. » Guy Debord, La Société du Spectacle, 1967.