Inter-Environnement Bruxelles
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2013 : Heron City, logement social contre centre commercial

Pendant une quinzaine d’années, la saga « Héron City » a rythmé le quartier du haut de la ville. Située au cœur de l’ilot délimité par la rue des Chevaliers, des Drapiers et de l’avenue de la Toison d’or, un promoteur décide de détruire un quartier d’habitation pour y implanter un centre de loisir.

© Frédéric Guillaume - 2002

Tout commence en 1999, au MIPIM (marché international des promoteurs immobiliers), une société britannique « Heron International » y présente le nouveau complexe de loisir qu’il entend construire à Bruxelles. Ce ne sont pas moins de 3 milliards de francs que le groupe immobilier veut investir dans la capitale. Au programme : cinéma multiplex, bowling, centre de fitness avec piscine ainsi qu’un espace familial avec des cafés, des restaurants et des boutiques de détail, le tout construit sur huit étages. Il n’entend d’ailleurs pas se cantonner à Bruxelles et veut reproduire le concept dans vingt villes européennes. Si l’offre peut apparaître comme séduisante, c’est parce qu’on a omis de préciser que le promoteur a méticuleusement acquis une série de bâtiments au sein de l’îlot, en a expulsé ses habitants afin d’utiliser leur absence pour justifier les démolitions auprès des autorités. Dans un Bruxelles de la fin des années 90 où le bureau est toujours la fonction forte, et alors que la démographie fond : la destruction massive de logement va susciter l’indignation. Loin de se soucier du contexte, le porteur de projet entend avancer vite. Le futur PRAS doit être adopté l’année suivante et sa nouvelle mouture ne lui permettrait pas d’obtenir un permis d’urbanisme. Il doit donc y parvenir avant ce délai. Si ce n’est pas le cas, le promoteur menace de renoncer et ainsi de condamner cet espace stratégique en chancre urbain, il présente donc un premier projet en juin 2000 et un second remanié en octobre de la même année. Ils seront tous deux rejetés en commission de concertation.

Avant de poursuivre, il est nécessaire de revenir sur l’émoi et les mobilisations qui ont animé le quartier à cette époque. En juin 2000, à l’issue de la première concertation publique, des militants ouvrent une première occupation alors que le promoteur expulsait commerçants et habitants du quartier. Par cette action, ils entendent s’opposer au chantage au vide que le promoteur impose à l’autorité communale. Ce sont cinq squats qui vont s’ouvrir sur une période de deux mois et ainsi constituer « l’îlot du soleil ». Au sein de cet espace, militants, artistes, précaires ou sans-papiers vont créer un lieu pour discuter du droit à l’habitat, proposer des alternatives et faire vivre un réseau au carrefour de la contre-culture et du militantisme. Les associations vont aussi se saisir du dossier. Au cœur de leur argumentation réside bien sûr le maintien de l’habitat : c’était tout de même tout un îlot qui devait faire place au projet. Pétitions-Patrimoine, association membre d’IEB, va par ailleurs mettre en exergue l’importance de vingt-six immeubles remarquables qui devront être démolis pour faire place au centre de loisirs. Tant le milieu associatif que l’« îlot du soleil » vont faire infléchir les positions de la commune et feront tous deux l’objet d’avis défavorables des commissions de concertation.

Cependant, par belle ou par laide, Heron entend bien construire sa cité du divertissement. Il décide donc de s’attaquer successivement aux entraves sur sa route. Il commence par entamer une procédure d’expulsion contre les squats de l’îlot au soleil. Le 15 juin 2001, un huissier se présente afin d’expulser le n°11 de la rue des chevaliers en présence du bourgmestre. L’expulsion est légalement justifiée, mais le cœur n’y est pas. L’échevin de l’urbanisme résume la position de la commune à l’époque en déclarant que l’expulsion ne permettrait que le pourrissement de bâtiment existant en vue d’un projet hypothétique. Les occupants, eux, se sont organisés et c’est avec confettis, banderoles, fanfares et jongleurs qu’ils contestent l’arrivée de l’huissier. Et si un serrurier permet l’accès au bâtiment, ce sont des barricades au dernier étage qui forcent le bourgmestre à surseoir à l’opération. Cette désobéissance joyeuse tournera malheureusement au drame. Un mois plus tard, un incendie criminel ravage le bâtiment. La quantité d’accélérant utilisée est telle que les habitants se font surprendre. Igor, artiste du lieu, tente de survivre en sautant par la fenêtre. Il atterrit 22 mètres plus bas, sur une grille en fer forgé et décèdera sur le coup. Trois jours plus tard, la commune déclare les bâtiments insalubres et les habitants seront expulsés dans la foulée.

D’un point de vue urbanistique, le promoteur décide de retravailler son projet et mandate l’Atelier d’Art Urbain pour réaliser son Heron Plaza, qu’il présente désormais comme un modèle d’intégration urbaine et de participation comprenant des logements, un hôtel et une galerie commerçante. Si les fonctions ont évoluées, les gabarits restent les mêmes, les impératifs de rentabilité dictant la construction d’un complexe de 32 000 m². L’îlot reste donc sacrifié. Lors de la demande de permis, IEB, BRAL et Pétitions-Patrimoine demandent le classement d’une maison de maître construite en 1853, au sein de l’îlot, le long de l’avenue de la Toison d’Or. La Commission des Monuments et Sites décide de suivre les associations et rend un avis très favorable à la demande de classement. Cette initiative restera lettre morte puisque le gouvernement bruxellois refusera d’entamer la procédure. La commune décidera en octobre 2002 d’accorder le permis d’urbanisme au promoteur immobilier.

S’ensuit une saga devant le Conseil d’Etat qui n’aboutira qu’en 2006. Durant cette période, sur recours de plusieurs associations, dont IEB, le Conseil d’Etat suspend le premier permis et annule le second. Plus précisément, c’est l’absence de motivation suffisante concernant la destruction de l’immeuble remarquable qui permit, en 2003, au Conseil d’État d’ordonner la suspension du premier permis. Un nouveau permis est ensuite accordé dans l’année qui sera finalement annulé par le Conseil d’Etat en 2006. Il statuera à cette date que la commune d’Ixelles n’a pas pu prouver qu’un nombre suffisant d’immeubles fût abandonné au sein de l’îlot au 1ᵉʳ janvier 2000, condition préalable nécessaire à l’obtention du permis d’urbanisme [1]. Si la juridiction administrative a donné raison aux associations, on ne peut que constater les dommages pour toutes les parties en présence. Les habitants ont dû assister à la destruction d’un îlot entier et de son patrimoine. Les autorités locales, en voulant éviter un chancre, l’ont obtenu durablement. « Heron International » quant à lui, lassé des procédures urbanistiques bruxelloises, a revendu son terrain à Prowinko un promoteur néerlandais cette fois.

Aujourd’hui, à la place de l’« Îlot au soleil », se dresse un complexe commercial où se côtoient un Apple Store et des logements de luxe. Le permis a été accordé au promoteur en 2012 et les associations se sont battues contre ce dernier. IEB réclamait alors vingt-cinq pour cent de logement social. Le long des vitrines de l’Avenue de la Toison d’Or aujourd’hui, la saga Heron City a l’aspect d’une défaite. Pourtant, il n’en est rien : le promoteur a finalement été contraint de réserver quinze pour cent des logements produits à une finalité sociale. Une première en région bruxelloise !

par Olivier Fourneau

Chargé de mission


[1Le permis d’urbanisme s’appuyait sur le point 4.4 de PRAS qui impliquait que 15 % au moins des immeubles de l’espace étaient considérés comme des chancres.