L’avenue du Port est cette avenue longue de 1.300 m, avec une chaussée pavée large de 18 m, bordée d’un double alignement de platanes, qui relie Bruxelles à Laeken, en rive gauche du canal. Dessinée par l’ingénieur Jules Zone, directeur général de la SA du Canal et des Installations Maritimes, et ouverte à la circulation en 1905 pour desservir le site ferroviaire de Tour et Taxis, elle compte quelque 1.100.000 pavés de porphyre, tous taillés à la main.
Cette avenue industrielle et portuaire nous est parvenue à peu près dans son état initial et constitue dès lors un irremplaçable témoin patrimonial du passé industriel de Bruxelles.
Elle a failli disparaître une première fois vers 1975 lorsque l’Administration des Routes envisagea une route (dite) industrielle de 2 x 2 bandes qui devait raser en rive gauche du canal tous les ateliers (et les habitations) établis le long des quais. Par la même occasion, le canal aurait dû être élargi, pour permettre le croisement de deux péniches de 1.350 t. Heureusement, l’ingénieur-directeur général de la Société du Canal et des Installations Maritimes, Jean Renard, homme très compétent et respecté, fit remarquer à la Commission Régionale d’Aménagement du Territoire (CRAT) que la probabilité que deux péniches de 1.350 t se croisent dans Bruxelles était faible (une fois par an), et que le cas échéant, un système de feux de signalisation réglait le problème. Élargir le canal à cet endroit n’était pas nécessaire, pas plus que d’asphalter l’avenue du Port : d’après lui, les pavés ne gênaient aucunement la circulation des camions, et au contraire, leur effet de ralentissement sur le trafic était bénéfique, permettant les manœuvres lentes du charroi lourd desservant le port.
C’est en 2008 qu’à l’instigation du Ministre régional de la Mobilité, Pascal Smet, un permis d’urbanisme est délivré à Bruxelles-Mobilité, pour « moderniser » l’avenue du Port. Il est question d’y établir une chaussée en béton et de remplacer les platanes existants par un double alignement de trois essences d’arbres différentes, plantées en alternance. La symétrie de l’avenue est perdue, et le profil est différent selon les sections. Introduction de bandes bus et de pistes cyclables.
La Commission Royale des Monuments et des Sites (CRMS) remet un avis unanimement négatif. Elle n’est pas la seule. Le projet de Bruxelles-Mobilité « manque d’une vision paysagère et qualitative de cet axe structurant qui n’est traité que de manière routière et sans qualités visuelles [1] ». « L’avenue du Port a besoin d’un réaménagement. Considérant ses caractéristiques spécifiques en termes de paysage urbain (…), de vestige historique unique à Bruxelles comme avenue portuaire, il y a lieu de conserver son revêtement en matériaux naturels ainsi que sa perspective accentuée par la présence d’un rideau continu d’arbres de première grandeur (platanes) de part et d’autre [2] »
De manière générale, l’ensemble de ces avis déplore l’absence dans le projet proposé d’une perspective à la fois écologique et urbaine, en termes de patrimoine historique et de cohérence paysagère. Malgré ces oppositions éclairées, l’administration persiste, et le chantier est attribué à l’entreprise Verhaeren (devenue ViaBuild) le 22 mars 2011.
Un front de lutte se constitue, formé du Comité de quartier Marie-Christine / Reine / Stéphanie (Laeken), de BruxellesFabriques, de l’ARAU et d’IEB. La mobilisation est intense tout au long de l’année 2011 : elle débute par une conférence de presse le 23 mars 2011, suivie par l’enchaînement symbolique aux platanes de 120 protestataires le dimanche 27 mars 2011. Une pétition est lancée, qui recueillera 11.000 signatures. Chacun des quelque 300 platanes se voit attribuer un parrain ou une marraine chargé de veiller sur lui. Une chorégraphie flash-mob de 70 participants est organisée sur le site de Tour et Taxis. Le site Internet http://www.avenueduport.be est créé. En juin et juillet un terrain vague voisin est investi par un pique-nique : le Café du Port, qui connaîtra plusieurs éditions. Un entrepreneur en publicités géantes nous offre une bâche double face de 180 m2, montée sur un camion spécial au débouché du tunnel du boulevard Léopold II. Suite à cela, la pétition grimpe en une semaine de 8.000 signatures. Chacun des platanes reçoit son affichette, régulièrement renouvelée, aux slogans variés : « Touche pas à mon platane », « Trop jeune pour mourir », « Pas d’autoroute ici », « Patrimoine à protéger », « Entretenir, pas détruire », « Réparer, pas casser »…
On assista le 28 août 2011 au clou de la saison : la Fête du Stadsboom, un mix humoristique de Meyboom et de Doudou. Il s’agit de terrasser la Grûûte Kettingzoeg (la grande tronçonneuse) avant 17h, sous peine de grands malheurs. Elle est manipulée par le Bûûmekapper (le bûcheron). Mais le vrai coupable, c’est le Dikkenek (le gros cou) : c’est le technocrate, celui qui sait toujours tout mieux que les autres ; il n’apparaît pas sur la scène, mais c’est lui qui a fait venir le Bûûmekapper. Interviennent les Bûûmredders (les sauveurs d’arbres), armés de pavés, qui émoussent les dents de la tronçonneuse. Manneken Pis est sur place, qui ranime les blessés avec sa pisse (de la vraie geuze). Il y a bien sûr le public, les Keezers (les électeurs) qui votent dans la Keesbus (l’urne). Le poids des votes affaiblit le Bûûmekapper. Dans Alice au Pays des Merveilles, c’est tous les jours un non-anniversaire, chez nous c’est tous les jours une non-élection : électeurs un jour, citoyens tous les jours !
Il y eut aussi, à l’occasion de la rentrée du gouvernement bruxellois, la Fête-action de la Veste Retournée, et le 18 septembre, la Journée du Patrimoine « OFF », avec en continu des visites guidées du site, en français et en néerlandais. Toutes ces activités furent reprises par la presse, qui en a fait la saga de l’été. Cette mobilisation exemplaire valut au comité de défense de l’avenue du Port (association de fait Action Patrimoine, Pavés, Platanes), dont IEB fait partie, le ’Prix du Bruxellois de l’année 2011, catégorie Société’.
Le 06 septembre 2011, alors que les machines sont déjà sur place, le substitut du Procureur du Roi descend sur le chantier, y pose les scellés et ordonne l’arrêt immédiat des travaux. Puis intervient, le 05 octobre 2011, le jugement du tribunal de première instance de Bruxelles déclarant le permis délivré en 2008 illégal. En effet, celui-ci ne mentionnait pas la construction d’un caniveau technique (représentant environ 1/3 du budget des travaux), et ne comportait pas de rapport d’incidences environnementales. Les travaux, qui ont connu un début d’exécution, sont définitivement arrêtés sous peine d’astreinte financière.
L’année suivante a lieu la seconde édition de la Fête du Stadsboom, et la seconde édition de la Journée du Patrimoine « OFF ». La ministre de la Mobilité Brigitte Grouwels, qui a pris la succession de Pascal Smet, poursuit néanmoins sa politique. Elle intervient en faisant établir un trottoir cyclable de part et d’autre de l’avenue. Les travaux endommageant les racines des arbres, un blocage symbolique du chantier a lieu le 30 novembre 2012, jusqu’à l’arrivée sur place d’un responsable prié de venir constater les dégâts [3].
Le 17 décembre 2013 est introduite une deuxième demande de permis d’urbanisme. Ce nouveau projet ne tient toujours pas compte du patrimoine pavé, mais conserve les arbres. Cette demande de permis sera rejetée par la Commission de Concertation du 25 mars 2015.
Entretemps, le 09 janvier 2014, l’asbl BruxellesFabriques introduit auprès du gouvernement régional un dossier de demande d’entamer une procédure de classement comme site de l’avenue du Port. Demande rejetée par ledit gouvernement le 09 octobre de la même année. Le 02 janvier 2015, BruxellesFabriques réclame devant le Conseil d’État (CE) l’annulation de cet arrêté de refus.
Le 30 novembre 2016, une troisième demande de permis d’urbanisme passe en Commission de Concertation, laquelle émet tellement de réserves que cela équivaut à un avis négatif.
Le 29 novembre 2017, une quatrième demande de permis d’urbanisme reçoit, cette fois-ci, un avis favorable de la Commission de Concertation. Le permis est accordé le 18 janvier 2018. Il est immédiatement contesté par la Communauté portuaire, la SA Binje-Ackermans et la SA Compagnie des Ciments Belges, qui introduisent conjointement auprès du CE un recours demandant son annulation. Le 11 mai 2018, IEB, l’ARAU et BruxellesFabriques font de même. Le 19 octobre 2018, le fonctionnaire délégué notifie aux requérants le retrait de ce quatrième permis d’urbanisme. Le CE ne devra donc pas se prononcer. La Région est condamnée aux dépens.
Le 24 octobre 2018, le CE annule l’arrêté du gouvernement régional refusant d’entamer la procédure de classement : en fait la Région ne parvient pas à prouver que le site de l’avenue du Port ne constitue pas un patrimoine. Qu’à cela ne tienne, le gouvernement prend, le 12 février 2019, un nouvel arrêté refusant d’entamer la procédure. Ils s’entêtent ? Nous aussi : BruxellesFabriques introduit le 02 septembre 2019 un recours auprès du CE réclamant l’annulation de cet arrêté.
Le 24 décembre 2019 (vous suivez toujours ?), le gouvernement accorde un cinquième permis d’urbanisme (copie modifiée du précédent). Aussitôt contesté auprès du CE par la Communauté portuaire, appuyée à titre individuel par quelques industriels de l’avenue du Port et des alentours. IEB, ARAU et BruxellesFabriques suivent, bien que pour des motifs différents (on abrège). Le 19 novembre 2021, un des industriels, Stevens Recycling obtient auprès de la chambre néerlandophone du CE l’annulation de ce cinquième permis d’urbanisme. Les choses se calment un peu pendant la crise du Covid, mais le 12 janvier 2024 le CE annule l’arrêté #2 de non entame de la procédure de classement pris par la Région. La Région est condamnée aux dépens. Elle émet néanmoins le 23 mai 2024 un nouvel arrêté (#3) refusant d’entamer la procédure. Same players shoots again : BruxellesFabriques réintroduit un recours en annulation auprès du CE. On en est là. Apparemment, Bruxelles-Mobilité travaille à un sixième projet.
De notre point de vue, le fin mot de l’affaire, c’est que Bruxelles-Mobilité n’a plus le savoir-faire requis à la pose correcte des pavés. D’une manière générale, la profession ne jure que par le ciment. Il y a de nombreux exemples de voiries récemment refaites dont les pavés se déchaussent. D’où le désaveu général que « les pavés ne conviennent pas au charroi moderne ». Pourtant, un cahier des charges spécial sur le pavage, émis par le service technique des travaux publics de la Ville de Bruxelles en 1964 renseigne très précisément les points essentiels à respecter sur de tels chantiers. Sans entrer ici dans trop de considérations techniques, les entrepreneurs actuels n’établissent plus les sous-couches en mouillant abondamment le sable en couches successives de maximum 10 cm d’épaisseur et en les compactant très fermement (ce qui prend du temps). Ils répugnent aussi à employer nombre de paveurs, lesquels, étant maintenant payés au m2 posé, ont tendance à travailler à gros joints, sans serrer les pavés comme autrefois. La pose traditionnelle est art qui se perd, et qu’il serait bon de maintenir. Seules quelques firmes en sont encore capables.
Aux yeux des décideurs politiques, lesquels suivent aveuglément les avis des techniciens [4], le fait que les pavés doivent être « relevés » tous les vingt ans est un inconvénient majeur. C’est à nos yeux un avantage, les pavés non fixés au ciment étant recyclables à l’infini pour remettre la chaussée à neuf. Lors de la repose, il suffit d’écarter l’un ou l’autre pavé défectueux. Ce sont des chantiers avec très peu de déchets, qui nécessitent plus de main d’œuvre que de machines. Bonne nouvelle, dans un monde à décarbonner.
Bruxelles Fabrique, Action Patrimoine Pavés Platanes (APPP), membre de l’Organe d’administration d’IEB.
[1] Avis rendu par la Délégation au développement de la ville
[2] Avis de la Cellule Mobilité de la Ville de Bruxelles
[4] « Rien, précisément, ne trahit plus crûment la mollesse d’un gouvernement que sa capitulation devant les techniciens. » – Marc Bloch, L’étrange défaite, 1940.