Inter-Environnement Bruxelles
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2010 : Biestebroeck, entre port urbain et marina

En 2010, un architecte et un promoteur immobilier convoitent le bassin de Biestebroeck à Anderlecht. À grand renfort d’images, ils y projettent un port de plaisance ceinturé de logements de luxe. Un scénario qui empêcherait le développement d’un port urbain au sud de Bruxelles.

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Biestebroeck est ce large bassin, à hauteur du début de la rue Wayez à Anderlecht, au sud du canal qui va de Charleroi-à l’Escaut en passant par Bruxelles. Jusqu’il y a peu, l’ensemble de sa rive droite était affectée en « zone d’industrie urbaine » (ZIU) et faisait partie de cevaste périmètre d’entreprises de 235 hectares s’étalant jusqu’au Ring. [1]

En 2010, à l’occasion d’un salon de l’immobilier, l’architecte-promoteur De Bloos et la Fondation Boghossian présentent un projet de transformation radicale du bassin Biestebroeck en marina bordée de logements de luxe. Ce que d’aucuns crurent être un délire d’architecte prit forme grâce à la bienveillance des pouvoirs publics pour ces projets spéculatifs. La commune d’Anderlecht, avide de troquer son image populaire et industrielle pour un habit(at) plus prestigieux, annonça son intention de lancer un PPAS sur une partie du bassin (49 hectares) dans l’objectif de « requalifier » la zone.

En janvier 2011, le gouvernement bruxellois autorise la modification du plan régional d’affectation du sol (PRAS) pour répondre aux besoins en logement générés par l’augmentation constatée et projetée de la population. Il s’agit de transformer de nombreuses ZIU en Zone d’entreprises en milieu urbain (ZEMU) pour un total de 131 hectaresqui pourraient désormais accueillir du logement. La seule annonce du changement possible d’affectation du sol va largement ouvrir les anciennes ZIU à la spéculation immobilière. D’autant que ces zones sont situées à proximité du canal et laissent miroiter la possibilité d’y créer des waterfront, le nouvel eldorado des anciennes villes portuaires. Une urbanisation inspirée du modèle américain qui transforme d’anciens espaces industriels au bord de l’eau en marinas et autres quartiers résidentiels haut de gamme.

Le bassin de Biestebroeck inspire nombre d’acteurs. Ainsi, en 2012, la Région engage l’architecte français Chemetoff pour imaginer un « Plan canal » et développer en priorité 313 hectares dans les quartiers du fond de vallée de la Senne : Biestebroeck est l’un des sites pilotes.

Dans la foulée de ces effets d’annonce et tandis que les spéculateurs acquièrent plusieurs terrains de la zone, IEB entame une étude pour d’une part mieux cerner la réalité de ce territoire particulier et d’autre part aller à la rencontre de ses occupants, les industries, et évaluer les effets que pourrait avoir le changement d’affectation prévu par le projet de PRAS. [2]

J’y suis, j’y reste !

L’étude consiste à effectuer un relevé systématique sur le terrain, parcelle par parcelle, des 235 ha de la ZIU. Ce qui a permis de recenser en 2013, 259 sociétés en activité, et ce, alors que BUUR, un bureau d’étude, qualifiait le territoire de Biestebroeck « d’une des zones les plus sous-utilisées de la zone Canal à Bruxelles ». L’analyse a aussi mis en évidence que le commerce, essentiellement de gros, constituait le secteur d’activité majoritaire de la zone (44% du total). Le domaine de l’industrie manufacturière (15% de l’activité) venait en deuxième position (fabriques et transformation alimentaire, fabriques de papier, de carton, imprimeries, fonderie), suivi du secteur de la construction (9% de l’activité). Un bon quart des entreprises étaient autrefois implantées plus à l’intérieur de la ville et ont déménagé vers le zoning industriel pour s’éloigner des quartiers habités (tensions liées aux nuisances), en raison de la disponibilité d’espaces adéquats à proximité du Ring. Deux entreprises se servaient de la proximité du canal : Ready-Beton pour acheminer du sable et Cotanco, pour transporter du gaz ou du mazout par péniche.

L’étude estimait que la zone offrait 7 200 les emplois , dont de nombreux ne supposent pas de qualification (77 % dans la collecte et la gestion de déchets, 69 % dans l’industrie manufacturière et 72 % dans la construction) alors que ce type d’emplois ne représentait déjà plus que 17,8% de l’emploi total en Région bruxelloise. Le maintien de ces entreprises dans une ville fortement tertiarisée et dans des communes à forte population de demandeurs d’emploi moins qualifiés, représentait donc un enjeu certain. [3]

Interrogées sur la possibilité d’utiliser le canal pour le développement de leurs activités, plusieurs entreprises répondirent que cela impliquerait d’importants investissements, un emplacement situé directement sur les quais, des superficies de stockage augmentées, une action conjointe des acteurs institutionnels ainsi qu’une expertise solide. En réalité, de tels projets ne peuvent exister sans une volonté politique forte et l’adoption de mesures adaptées aux profils et aux réalités économiques des entreprises : implantation de légères centrales à béton , qui pourraient « bloquer » des espaces à front de canal, en attendant qu’une politique de transport fluvial soit développée ; préservation des quais utiles au transbordement et du foncier à proximité pour les entreprises susceptibles de développer une activité en lien avec la voie d’eau, création de clusters d’entreprises pour réaliser des économies d’échelle et des livraisons groupées, conditionnement des permis d’urbanisme à l’usage de la voie d’eau pour l’acheminement des matériaux et des déchets de chantiers,... La liste est longue !

Ancrer un port à Biestebroeck [4]

Force est de constater que la Digue du Canal, qui longe le bassin, représente aujourd’hui une voie secondaire dont l’usage a décliné suite à l’abandon progressif des activités nécessitant une localisation à front de canal. Avec l’importance croissante du transport routier, le trafic s’est progressivement reporté sur le boulevard industriel, aujourd’hui passablement surchargé. Le bassin de Biestebroeck n’accueille plus que 8% du trafic fluvial du Port de Bruxelles. Il est vrai que passé le bassin Vergote, le canal se rétrécit et perd une part de sa capacité maritime. Mais il convient ici de distinguer le rôle supra-local susceptible d’être joué par l’avant-port, dont l’avenir n’est pas lié aux seuls besoins de la ville. Celui-ci nécessite sans doute des gabarits et des infrastructures plus conséquentes, permettant au bassin de Biestebroeck d’endosser le rôle d’un port à caractère spécifiquement urbain, destiné principalement à l’approvisionnement de la ville et à la gestion de ses déchets ménagers et de construction.

C’est pourquoi le Master Plan du Port de l’époque prévoyait de construire à Biestebroeck un centre de transbordement pour acheminer les déchets ménagers et industriels du sud de la capitale par voie d’eau vers l’incinérateur. Une première tranche de 1918 m² avait d’ailleurs été réservée à cet effet sur la Digue du canal. Dans son plan stratégique 2010-2014, le Port de Bruxelles envisageait également la réalisation d’une plate-forme de transbordement et d’un terminal à conteneurs au Bassin de Biestebroeck, pendant du pôle logistique de l’avant-port. Ce terminal pouvait assurer la distribution de marchandises vers la région sud de Bruxelles : « La vocation portuaire du bassin de Biestebroeck doit être examinée au niveau local mais aussi bien entendu dans un contexte régional : ce bassin constitue le seul endroit au Sud de la Région où la manutention des marchandises transportées par bateau peut encore avoir lieu. »

A cet endroit où le canal est doté d’un bassin giratoire pour les péniches, le Port possède 2,2 hectares et plusieurs centaines de mètres de quai, ce qui suffit pour maintenir une activité portuaire et opérer les chargements et déchargements.

Toutefois, une extension de la zone portuaire augmenterait encore la possibilité de créer cette plate-forme de transbordement de déchets ou de marchandises. Raison pour laquelle la SDRB (devenue Citydev) et le Port de Bruxelles avaient demandé un droit de préemption sur cette zone hautement stratégique.

Le volume II du rapport d’incidences environnementales sur la modification du PRAS, développe les avantages qu’il y aurait à renforcer les activités portuaires du bassin : diminution des exigences de dépollution des sites, création de 15 à 50 emplois/ha liés à la création d’un centre de distribution urbaine (CDU) et préservation du caractère unique de cet endroit stratégique pour une vision à plus long terme d’accès à la voie d’eau. En effet, la présence d’infrastructures liées aux trois modes de transport (Ring, voies ferrées et bassin giratoire pour les péniches) en fait un lieu d’excellence pour le développement logistique urbain.

Quelques mois plus tard, la Commission régionale de développement chargée de rendre son avis au gouvernement sur le PRAS démographique s’alignera sur cette analyse en estimant « qu’il est important de préserver des zones industrielles et portuaires autour du bassin de Biestebroeck afin d’y favoriser le développement d’entreprises connectées à la voie d’eau ». Elle dira n’accepter la conversion en ZEMU que pour la parcelle située à hauteur du pont de Cureghem (actuellement rachetée en vue du projet immobilier Keywest) qu’à la condition « du maintien des zones industrielles et portuaires au sud du pôle ».

Mais le PRAS démographique finalement adopté fera fi de ces sages conseils et confirmera la mutation des zones d’industries urbaines en ZEMU au bassin de Biestebroeck. IEB ira en recours contre la modification du PRAS en pointant le fait que :

  • les entreprises installées sur ces terrains seraient soumises à une pression du fait de la proximité avec les futurs logements et risquaient de délocaliser leurs activités en dehors de la Région bruxelloise ;
  • la dépollution des terrains industriels entraînerait inévitablement des coûts importants pour permettre l’implantation de logements, coûts qui seraient forcément répercutés sur le prix de vente des logements construits ;
  • la création de ZEMU allait permettre essentiellement la construction de logements de standing, inabordables pour la toute grande majorité des habitants ;
  • l’option « logement au bord du canal » allait condamner de facto l’accès à la voie d’eau en tant que mode de transport de marchandises ;
  • aucun mécanisme de captation des plus-values par la Région n’était mis en place alors que le changement d’affectation des sols allait générer une plus-value foncière dès lors que le logement était une fonction plus rentable que les activités productives.

Pour IEB, rejoint par la CRD, un système de captation des plus-values générées par les projets facilités par la modification du PRAS aurait dû être mis en place avant la modification de celui-ci et les recettes affectées à l’augmentation substantielle du nombre de logements à caractère social.

Atenor, le cheval de Troie

Le promoteur Atenor sera le premier à développer un projet immobilier sur la nouvelle ZEMU. Dès 2011, il avait acquis la parcelle de 5,4 hectares, accueillant autrefois l’ancienne entreprise chimique Univar, avant son affectation en ZEMU. Dès le changement d’affectation opéré, il déposera une première demande de permis en 2014 pour 21.300 m² des 54.000 m² de la parcelle. Le projet prévoyait 116 logements, une maison de repos de 120 lits, des commerces (4 000 m²), des services intégrés aux entreprises (9 000 m²), un parking à l’air libre de 176 places et deux parkings couverts totalisant 375 places. Le projet, malgré sa dimension massive, ne sera soumis à aucune étude d’incidences environnementales dès lors que le nombre de parkings couverts était « saucissonné » pour être inférieur à 200 places.

IEB et le Centre de rénovation urbaine d’Anderlecht (CRU) demandèrent que le permis prenne en compte un plan d’aménagement pour l’ensemble de la parcelle afin qu’une étude d’incidences environnementales soit réalisée. Ils dénoncèrent aussi l’absence de toute activité productive, les services intégrés aux entreprises ne pouvant être assimilés à celles-ci et se rapprochant plus d’une activité de bureau alors que la philosophie des ZEMUs était toutefois de préserver de l’activité de production.

Après plusieurs reports, l’avis de la commission de concertation sera rendu le 15 janvier 2015 et Atenor obtiendra son permis peu de temps après : « En un an, on est passé de la feuille blanche à l’obtention du permis. Nous avons été très bien accueillis, car tant la Ville que la Région sont demandeuses de ce genre de projet. » [5]

L’intégration d’une maison de repos dans le projet conférait un vernis social à celui-ci. On peut toutefois sérieusement s’interroger sur les vertus d’un tel choix. La bien nommée maison de repos allait prendre racine en front du boulevard de l’Industrie, lequel draine quotidiennement un charroi lourd de camions entrant et sortant de la Région. Outre les effets néfastes de ce ballet fossile sur la qualité de l’air, celui-ci génère inévitablement d’importantes nuisances sonores (au-delà de 70 dB). Quelle que soit la qualité d’isolation des fenêtres du bâtiment, ses occupants ne pourraient vivre que fenêtres fermées. Occupants déjà captifs par définition, ils le seraient doublement dès lors que le site n’était desservi que par une seule ligne de bus circulant toutes les demi-heures, aucune station de métro ou ligne de tram n’étant par ailleurs prévue à cet endroit. Une approche bien plus stratégique que sociale assumée par Atenor. : « Quand les occupants des premières phases auront essuyé les plâtres d’autres s’intéresseront au site. » [6] En 2015, Atenor vendra la maison de repos, avant même qu’elle soit construite, à Armonea, un groupe belge leader incontesté du marché privé des maisons de repos en Belgique, même s’il reste un petit poucet à côté d’Orpea, le groupe qui a fait scandale il y a peu en France. [7]

Un PPAS sur mesure

Le coup parti d’Atenor, peu respectueux de la philosophie des ZEMUs, pouvait laisser espérer un recadrage ultérieur de la part des pouvoirs publics. La commune d’Anderlecht s’y attelât en développant un PPAS pour 49 ha du bassin, mais pas avec le résultat attendu.

En effet, le projet de PPAS fut surtout axé sur une densification importante à hauteur de 30 ha de la ZEMU en autorisant un développement de 600 000 m² de projet. Les densités prévues allèrent d’un rapport P/S [8] de 2,9 à 5. Pour rappel, pour les nouveaux quartiers, Bruxelles Environnement préconise des P/S de 1,3. A titre comparatif, c’est le P/S prévu pour le projet NEO au Heysel. Un P/S de 3 permet déjà un programme d’une très forte densité. Il est évident que les densités prévues visaient à satisfaire l’appétit des promoteurs immobiliers pour la fonction logement au détriment des activités productives et portuaires. En effet, le scénario retenu prévoyait seulement 3 200 m² d’activités portuaires, soit moins de 1 % des affectations, alors que le logement se taillait la part du lion (68 % des affectations).

Le 15 septembre 2016, le Conseil économique et social de la Région fera savoir qu’il craint sérieusement que le PPAS provoque un départ des entreprises d’ores et déjà présentes sur le site ou à proximité en raison de leur incompatibilité avec la fonction logement. Le rapport d’incidences environnementales (RIE) signalera pourtant que CityDev a plus de 100 demandes d’entreprises dans le secteur de l’économie productive souhaitant s’implanter à Anderlecht. En ce moment, le commerce de gros représente 25 % de l’emploi communal à Anderlecht, secteur en lien avec une dimension logistique adaptée à la connectivité fluviale, ferroviaire et routière de ce territoire. Un secteur qui utilise à 70 % de la main d’œuvre peu qualifiée adaptée au profil des habitants de la Région, contrairement au secteur tertiaire.

Ce sacrifice des activités productives au profit du logement ne répond en outre nullement aux besoins des bruxellois.es car rien ne cadre les 3800 logements prévus pour qu’ils soient rendus accessibles à la bourse de la grande majorité des habitant.es de la ville. La part de logements sociaux est très faible dans le périmètre et les revenus moyens par habitant y sont inférieurs de plus de 20% à la moyenne régionale. Vu le peu de terres publiques dans la zone, le rapport d’incidences préconisera de négocier des charges d’urbanisme en logements encadrés et conventionnés. Or le projet de PPAS ne se saisira pas de cette option et affectera les charges d’urbanisme uniquement aux équipements scolaires et à l’espace public.

Par ailleurs, les densités importantes en logements exigeront inévitablement un certain nombre d’emplacements de parking. Or le contexte géologique et hydrogéologique est peu favorable à la construction d’infrastructures souterraines. La nappe aquifère est globalement proche de la surface à cet endroit si bien que la construction d’infrastructures en sous-sol nécessitera la plupart du temps de rabattre la nappe, ce qui induira un risque de tassement dans une zone tourbeuse.

Le PPAS s’entêtera par ailleurs à vouloir construire ce qu’il nomme des « émergences » (entendez des tours de 14 à 20 étages, jusqu’à 90 m de haut) en tête de pont là où les effets venteux se font le plus sentir. [9] Sans compter que de tels gabarits placeraient à l’ombre une partie de la journée le parc Cricks, plusieurs îlots de logements ou les cours d’école. [10]

Enfin, les densités prévues provoqueraient un accroissement de la circulation automobile, d’autant qu’une partie du périmètre est très mal desservie en transport en commun. Seul le bus 78 dessert la rive droite . Malgré ce constat, le RIE ne fera que très peu de recommandations fermes et se limitera à des suggestions pour améliorer le transport public. Or, il est évident que les superficies en projet envisagées auraient nécessité la création d’une gare RER et d’une ligne de tram performante. Ni l’une ni l’autre n’était envisagé que ce soit par la SNCB ou par la STIB.

Pour faire part de leurs inquiétudes, le 17 octobre 2016, à la veille de la commission de concertation sur le PPAS, IEB mais aussi le Comité Biestebroeck, l’Union des locataires d’Anderlecht (ULAC), le Centre de rénovation urbaine (CRU) et Bruxelles Fabriques diffusèrent un communiqué de presse pour demander une refonte complète du projet de PPAS qui prenne mieux en considération les spécificités d’un des rares secteurs encore adaptés à l’activité portuaire et productive en Région bruxelloise. Pour elles, le PPAS devrait opter pour une typologie spatiale plus favorable à l’installation des activités productives. Elles demandèrent aussi que la part du logement soit plafonnée à 40% des superficies de plancher et que des mesures claires soient adoptées pour assurer que 30 % du logement construit dans le périmètre soit public dont la moitié en social. [11]

Hélas, le PPAS Biestebroeck sera adopté en décembre 2017 autorisant la création de 3 800 logements, soit bien plus que les projections du Plan canal qui mettait la barre à 2 500 logements. Les premiers permis d’urbanisme délivrés à Atenor révéleront la typologie peu adaptée des parcelles pour les nouveaux projets. Leur caractère enclavé qui était un atout pour la ZIU aux fins de temporiser les nuisances produites par les activités productives deviendra un handicap pour les logements dont l’accessibilité en transport en commun est médiocre. Par ailleurs les normes de bruit d’habitabilité ne pourront pas être respectées et les développeurs anticipent déjà sur le déménagement des activités bruyantes qui jouxtent les terrains à bâtir. Les parcelles seront souvent dans l’incapacité d’accueillir le nombre de places de parking nécessaires au nombre impressionnant de logements prévus notamment en raison de la pollution historique des sols et le risque de contamination des nappes phréatiques. Quant aux aspects logistiques, ils seront pour ainsi dire souvent oubliés.

L’échec heureux de la marina

Si projet de transformation du bassin de Biestebroeck en marina alimenta l’imaginaire d’un nouveau waterfront au bord du canal de Bruxelles-Charleroi [12], celle-ci ne vit, fort heureusement, pas le jour, même si le PPAS lui avait dérouler le tapis rouge en autorisant sur la parcelle un « bassin » de 5 000 m² destiné à accueillir des yachts et la possibilité de construire une tour de 14 étages.

La Commune d’Anderlecht mettra le projet « The Dock » , situé sur la parcelle dite de l’îlot Shell, à l’enquête publique fin 2017 juste après l’adoption du PPAS (en plein milieu des vacances de Noël) pour la construction de 302 logements construits en partie en hauteur, flanqués d’une marina pour 45 yachts, des commerces, des bureaux, un hôtel et un parking souterrain.

IEB bataillera tout au long de l’année 2018, de concert avec le Centre de rénovation urbaine d’Anderlecht (CRU) : communiqués de presse, pétition, toutes-boîtes pour informer les habitants. Des ateliers seront réalisés avec des habitants du quartier en collaboration avec l’Université populaire d’Anderlecht (UPA) avec des habitants du quartier aux fins de débattre des enjeux d’un tel projet. Il en sortira un film d’atelier et un documentaire sonore. [13]

Excepté le bénéfice financier pour les investisseurs, ce projet ne présentait aucune plus-value, ni pour le quartier ni pour la Région. L’actuel port de plaisance de la Région, le Brussels Royal Yacht Club (BRYC) n’était remplit qu’à 60% et sert essentiellement de port d’hivernage en raison du peu d’avantages pour la navigation de plaisance sur le canal en direction de Charleroi. Les plaisanciers boudaient cet axe non pas en raison du manque d’infrastructure d’accueil mais parce que de nombreux facteurs jouaient en sa défaveur : le trajet comportait de nombreuses écluses, la priorité y était donnée au transport de marchandises [14].

Le promoteur annonçait que les appartements seraient à 3 000 €/m² hors TVA, bien au-dessus du prix du marché qui était alors de 2 550 €/m² pour l’ensemble de la commune.

Selon les calculs du RIE du PPAS, une telle infrastructure ne pouvait être rentabilisée en moins de 60 ans, même en partant du principe peu probable que tous les emplacements seraient occupés pour un abonnement annuel de 1 600 € (c’est le prix de la marina d’Anvers qui offre des avantages bien plus compétitifs).

Pour s’assurer de la rentabilité de son projet, le promoteur irait accroître en cours de route le nombre des logements et le nombre d’emplacements de parkings de 199 à 345 sans que le RIE soit réactualisé. Le projet passera en commission de concertation en janvier 2018. Bruxelles environnement délivrera le permis d’environnement dès le 23 janvier 2018. Dans la foulée, IEB introduira son recours devant le Collège d’environnement en soulevant notamment le fait que le dossier devait être complété par une étude analysant les incidences du projet tel qu’amendé : augmentation substantielle du nombre de logements et de places de parking. Le Collège d’environnement donnera raison à IEB le 4 juin 2018 en actant que le dossier transmis « ne comportait pas l’ensemble des éléments permettant à l’autorité de statuer en pleine connaissance de cause » et que « dans ces conditions, il y avait lieu de refuser le permis d’environnement ». Un arrêté du 17 janvier 2019 enjoindra à The Dock de déposer un complément d’étude, sous le suivi d’un comité d’accompagnement, avec réitération de l’enquête publique. Las, le promoteur jettera l’éponge et revendra la parcelle.

Le Far West de Key West [15]

L’autre morceau très convoité du bassin est la parcelle située juste à côté du Pont de Cureghem appelée la « tête de bassin de Biestebroeck ». En effet, c’est celle qui offre sans doute la plus belle perspective sur le canal. Le projet de PRDD (Plan régional de développement durable) de 2012 y préconisait déjà la réalisation de tours «  iconiques » « comme éléments paysagers susceptibles de marquer le paysage et de s’intégrer dans le skyline bruxellois ». La promesse d’une belle rente en perspective, vite perçue par le promoteur BPI qui acquit la parcelle avant l’adoption du PPAS.

Toutefois, la convoitée tête de bassin n’était pas exempte d’inconvénients. Le plus gros était sans aucun doute le fait qu’elle jouxtait deux grandes cuves de Cotanco qui accueillaient un stock de 6 000 m³ de gasoil, marquant le site du « label » Seveso en raison du risque d’explosion et d’émissions toxiques. Leur présence interdisait de construire du logement dans un périmètre de 50 m. Bien que l’entreprise n’avait pas l’intention de déménager, elle finira par jeter l’éponge et cessera ses activités fin 2019 pour les délocaliser.

Outre les cuves Cotanco, la tête de bassin accueillait aussi :

  • IrisTL : un centre de formation aux métiers de la logistique pour le transport fluvial. Il formait environ 150 personnes par an ;
  • CdS : une entreprise de location de matériels pour des événements et des réceptions employant 70 personnes et propriétaire de ses bâtiments.
  • Car 3000 puis GOTEXsprl, une société spécialisée dans la vente et la confection de tissus à prix discount existant depuis 15 ans.

À la place des activités économiques précitées, BPI, rejoint par Immobel, vont envisager de construire 524 logements dont la plupart distribués sur deux tours de 62 et 84 mètres de haut, lesquelles seront autorisées par le PPAS adopté en 2017. Leur objectif n’étant pas de trouver des acquéreurs pour y habiter mais plutôt des investisseurs, ramenant ainsi la fonction logement, censée être avant tout de fournir un toit aux habitant·es, à celle de produit financier. Le nom donné au projet ne laissera planer aucun doute sur l’intention de ses concepteurs : Key West étant le nom d’une ville portuaire pour croisiéristes en Floride. Une fois de plus, les activités productives seront minorisées pour ne représenter que 5,6 % de l’ensemble du projet.

En commission de concertation, la commune d’Anderlecht opposera aux riverains et à IEB, qui réclamaient plus de logements sociaux, que la commune en est suffisamment dotée. Quant aux équipements collectifs de base pour accueillir les familles supplémentaires, ils seront pratiquement inexistants, le projet ne prévoyant aucune école maternelle, primaire et secondaire mais seulement une crèche de 42 places. Le projet avec sa tour de 84 m de haut allait en outre plonger dans l’ombre le Parc Crickx, le seul espace vert du quartier !

Le projet Key West passera en commission de concertation à deux reprises, en mars et en novembre 2020, en pleine pandémie, et bénéficiera à deux reprises d’un avis unanime favorable de la part des membres de la commission. L’avis considérera « que les perspectives montrent que le projet s’insère dans son contexte de façon naturelle » (alors que le projet quadruplait la densité du site), rencontre « les préoccupations de la mobilité  » (alors que le rapport d’incidences prévoyait une congestion importante de voiries dont certaines sont déjà à la limite de la saturation), « les préoccupations de la revitalisation des friches urbaines  » (alors que le terrain accueillait trois entreprises encore en activité chassées par le projet), « les préoccupations d’une écologie urbaine  » (alors que le site allait être imperméabilisé à 90 %), «  une mixité fonctionnelle  » (alors que le projet ne prévoyait que 5,6 % d’activités productives dans une zone d’entreprises en milieu urbain et pas une seule école pour les 524 nouveaux ménages).

Le projet suscitera une grosse mobilisation en sa défaveur : un collectif d’habitants sous le nom de No Key West se mettra rapidement sur pied [16] pour élaborer une pétition, organiser des interpellations communales. Un autre collectif, la Digue du canal occupera un des bâtiments du site à deux reprises tout en mettant en place une dynamique d’information sur les conséquences du projet pour le quartier. Il réalisera notamment quatre gazettes de quartier récoltant des témoignages d’habitant.es.

IEB a décidé d’aller en recours contre les permis d’urbanisme et d’environnement du projet. L’association utilisera un argument lié à un vide juridique. La réforme du CoBAT de 2017 avait augmenté le seuil de places de parking à partir duquel une étude d’incidences devait être réalisée. Dès lors aucune étude d’incidences environnementales n’avait été réalisée pour le projet Key West dont le nombre de places de parking était en-dessous du nouveau seuil. La vigilance d’un citoyen soutenu par IEB avait permis d’obtenir l’annulation de la réforme du COBAT le 21 janvier 2021. Suite à cette annulation, le projet Key West présentait un nombre d’emplacements de parking dépassant le seuil à partir duquel une étude d’incidences devait être réalisée. C’est sur cette base qu’IEB introduira son recours contre le permis d’urbanisme. Tirant les enseignements de cet arrêt de la Cour constitutionnelle, le collège d’environnement annulera, en juillet 2021, le permis d’environnement du projet Key West.

En 2023, les promoteurs Immobel et BPI revinrent à la charge avec une nouvelle demande de permis d’urbanisme et d’environnement, cette fois assortie d’une étude d’incidences sur l’environnement. Le « nouveau » projet était quasiment inchangé : toujours aussi massif et spéculatif : 515 logements privés et 383 places de parking. Le 23 juin 2023, la Région délivrait le nouveau permis d’urbanisme demandé. IEB introduira une fois encore un recours au Conseil d’Etat. Le 5 décembre 2023, l’auditeur demandera l’annulation du permis pour violation de l’article 18 des lois coordonnées le 18 juillet 1966 sur l’emploi des langues en matière administrative. En effet, le PPAS sur lequel se fondait le permis de Key West avait lui-même été partiellement annulé par un arrêt du Conseil d’État du 17 juin 2020 parce qu’il violait les règles d’emploi des langues dès lors que le rapport sur les incidences environnementales avait été rédigé uniquement en français et non également en néerlandais. Bref, le projet Key West reste à ce stade dans les limbes des recours juridiques.

La résurgence d’un marais [17]

Tandis qu’Atenor est le seul, dans toute cette saga du bassin, à continuer d’urbaniser sa parcelle, le nouveau propriétaire de la parcelle qui était destinée à accueillir la marina, Vervoordt Real Estate. déposera une nouvelle demande de permis. Si la mouture du projet développé par Axel Vervoordt est moins conséquente que la première version et n’englobe pas de marina, le projet reste très dense : 343 unités de logements (37.191 m²) réparties sur une quinzaine de blocs dont deux en plein intérieur de parcelle, 11 unités de commerces (2.789 m²), 184 places de voitures. Il se présente sans aucune gêne comme une “machine écologique exemplaire” alors qu’il prévoit d’imperméabiliser à 75% la parcelle marécageuse sur laquelle une biodiversité spontanée s’ est développée depuis 20 ans.

En effet, suite au démantèlement et à la démolition des installations de stockage d’hydrocarbures de la société Shell (2004), la partie nord du site a été excavée créant une dépression assez profonde et difficile d’accès. Celle-ci est à l’origine de l’apparition du marais : le plan d’eau permet le développement d’une roselière. Natagora créera alors un site Marais Biestebroeck sur observations.be où les naturalistes amateur·es recenseront plus d’une centaine d’espèces, dont 30 espèces d’oiseaux et des tritons. Le marais est devenu un maillon important d’un chapelet de zones naturelles, jouant le rôle d’aire de repos, voire de séjour pour la faune. Une alliance va se constituer entre défenseurs du droit à la ville et amoureux des zones humides pour défendre ce site spécifique contre une urbanisation spéculative qui ne prévoit ni logements sociaux, ni équipements scolaires, ni activités productives. [18]

En mai 2024, IEB et de nombreux habitants et associations participèrent à l’enquête publique pour dénoncer le projet. [19] Malgré l’importance des critiques, la commission rendra un avis unanime favorable, assorti, néanmoins, de 58 conditions touchant pour l’essentiel à l’organisation des bâtiments et à leur articulation avec les espaces extérieurs. Elle demandera également que 10 % de la superficie construite soit consacré à un équipement collectif et que la perspective visuelle sur les Brasseries Atlas soit préservée. De quoi renvoyer le projet en enquête publique…

En revenir au port urbain

Il semble qu’il y ait pour partie une prise de conscience de la part des pouvoirs publics quant à la nécessité de préserver des activités de production dans la ville et des zones mono-fonctionnelles pour les accueillir [20]. Le rapport de Perspective Brussels sur les permis délivrés en 2018 et 2019 posait ce constat amer qui aurait pourtant pu être anticipé : « Quant aux Zones d’entreprises en milieu urbain (ZEMU), elles continuent à accueillir beaucoup de nouveaux logements (76 000 m²) tandis qu’elles perdent des activités productives (11 000 m²). C’est un constat qui interpelle au regard du rôle dévolu par le PRAS aux ZEMU. […]. Les 76 000 m² de logements qui y ont été autorisés et qui s’ajoutent à des logements autorisés avant 2018 risquent de compromettre les objectifs des ZEMU. […] il est important de ne pas inverser les fonctions principales (activités productives) et secondaires (logement), or c’est ce qui se produit actuellement ». Ce constat est confirmé par le tout nouveau rapport sur les permis 2020-2021 : « Une protection accrue des fonctions en perte de vitesse et considérées comme nécessaires, telles que les activités productives, en améliorant les conditions de cohabitation de ces fonctions (avec le logement en particulier) ou en créant davantage de zones « exclusivement » réservées aux activités productives. ».

L’urbanisation du bassin de Biestebroeck est la chronique d’une succession de « coups partis », pourtant prévisible, gaspillant un foncier précieux en raison de l’incapacité à établir une stratégie économique territoriale autre que celle épousant les courbes du marché. Le projet de marina sur le quai Demets fut probablement la meilleure illustration de cet espoir de développer de l’attractivité territoriale à tout prix. Il est temps de changer de leitmotiv si la Région veut se démarquer des villes qui ont sacrifié leur bassin de vie et d’emploi pour créer des waterfronts et faire de la rente le critère de sélection de ce qui s’implante sur le territoire urbain. Développer un port urbain à Biestebroeck, c’est mettre la priorité sur les valeurs d’usage des territoires et des matières plutôt que sur leur valeur marchande et être attentifs aux effets environnementaux, sociaux et redistributifs des politiques économiques au bénéfice des populations de la Région bruxelloise.


[1Sur l’historique du bassin, lire A. Wei (LIEU-ULB), M. Bastin (EGEB et TJF) et C. Scohier (IEB), » La résurgence du Marais Biestebroeck ».

[3M. Sonck, J’y suis, j’y reste !, in Bruxelles en mouvements, n°263.

[4C. Scohier, « Un port urbain au sud de Bruxelles », ibidem.

[5City Dox, « Un nouveau quartier le long du canal à Bruxelles », in Le Soir, 25 septembre 2016.

[6« L’effet canal sans (encore) le payer », La Libre, 16 septembre 2016.

[7B. Eugène et C. Scohier, « Investir dans les séniories, la poule aux œufs « gris » in Bruxelles en mouvements, n° 285, décembre 2016.

[8Le calcul du P/S est le rapport de la superficie plancher ramenée sur la superficie au sol. C’est l’indicateur qui permet de qualifier la densité de construction à l’échelle d’une parcelle.

[9Le RIE établit en effet que la tête de Biestebroeck représente un véritable couloir potentiellement accélérateur pour le vent et est implantée dans l’axe des vents dominants (p. 8, chap. 5). Tous ces éléments sont également pointés dans l’avis rendu par le Conseil de l’environnement.

[10RIE, p. 41, chap. 5.

[12G. Breës, « Une croisette à Anderlecht ? », in in Bruxelles en mouvements, n°263

[14Les 14 kilomètres du canal dans sa traversée de la Région bruxelloise présentent 19 ponts quasi tous fixes.

[15C. Scohier, « Key West : un Far West immobilier à Biestebroeck », in Bruxelles en mouvements, n° 311, mai 2021

[16Lora Verheecke, Résistance à la gentrification : le cas de la tour Key West/A’Rive à Cureghem », in BLE Démocratie, habiter la Cité, XXX

[17A. Wei, C. Scohier et M. Bastin, La résurgence du Marais Biestebroeck, août 2024

[18A. Wei, C. Scohier et M. Bastin, « Des marais en lutte en Europe », in Bruxelles en mouvements, n° 331, septembre 2024.

[20C. Scohier, « Industrie cherche terre d’accueil », in Bruxelles en mouvements, n° 296, juin 2021.