Inter-Environnement Bruxelles
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2008 : De l’utopie Godin au centre commercial Docks Bruxsel

En 2008, le groupe Mestdagh acquiert les 5 hectares qui hébergent les anciennes poêleries Godin au quai des Usines, le long du canal. Son intention est d’y développer un centre commercial qui deviendra Docks Bruxsel. Le projet suscitera une forte mobilisation mais les pouvoirs publics joueront au chat et à la souris avec les procédures et Docks Bruxsel ouvrira ses portes en 2016.

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Les usines Godin constituent le seul exemple, en Belgique, d’une utopie quelque peu réussie, fondée sur « l’association coopérative du capital et du travail », expression d’une réflexion fondamentale et internationale sur l’implication des ouvriers dans l’économie capitaliste. En effet, leur fondateur, Jean-Baptiste Godin, est frappé par la dureté de la condition ouvrière, l’impossibilité d’obtenir un logement décent et l’absence d’hygiène. C’est pourquoi il développe le principe de la coopérative de production. Chaque travailleur est membre de la “Société du Familistère” : un homme/une femme égalent une voix, et on partage les plus-values… Les ateliers de production sont complétés par du logement, une école, un lavoir, un théâtre, un potager... Le site se présente comme le modèle architectural et urbanistique d’une implantation industrielle véritablement en charnière entre la sortie de la production du type artisanal et l’entrée dans les processus industriels.

Godin avait déjà réalisé son rêve en France, à Guise (330 logements ouvriers) mais souhaite s’implanter à Bruxelles. Il s’installe dans un premier temps à Forest pour déménager assez rapidement, en 1858, sur le site de Laeken, après le rachat de la fabrique d’indiennes « Story – Van Waes » implantée dans un bâtiment de 1829, plus tard surnommé « la Cathédrale ». La situation entre la Senne et le canal est idéale grâce au raccordement ferroviaire direct de l’usine à la gare de Schaerbeek. Le Familistère de Laeken est plus réduit que celui de Guise. Il compte 72 logements construits en 1887. Ils seront classés en 1988. Les usines Godin de Guise et de Laeken occuperont jusqu’à plus de 1500 personnes. L’usine de Laeken cessera son activité dès 1960, avant même la dissolution de l’Association coopérative en 1968. Le pavillon d’habitation sera vidé de ses derniers habitants en 1971, pour être converti en immeuble de bureaux.

Les anciens ateliers, bien que se dégradant, continueront d’accueillir des activités diverses : recyclage de pneus, désossage de voitures accidentées, un commerce saisonnier d’articles de sport et une grande entreprise spécialisée dans la construction de panneaux publicitaires.…

Des demandes de classement restées sans suite

En juillet 1994 et en août 2006, la Commission Royale des Monuments et Sites de la Région bruxelloise (CRMS) introduit une demande d’extension du classement de l’immeuble d’habitation aux éléments les plus significatifs de l’ensemble industriel. Les deux resteront sans suite.

Suite à l’acquisition du terrain en 2008, Equilis, qui fait partie du groupe Mestdagh, dépose une demande de permis de construire pour un centre commercial baptisé « Just under the sky » : 34.000 m² de grands commerces spécialisés, 12.000 m² de commerces complémentaires, 4.000 m² pour de l’événementiel ainsi que 1740 places de parking. Il espère l’ouverture du centre pour début 2013. Le promoteur parle d’un investissement de 130 millions d’euros et de la création de 1700 emplois. Le projet suppose bien entendu la destruction du patrimoine industrielle, à l’exception du Familistère classé et de la petite partie « Cathédrale » du site.

Inquiet de la tournure des choses, l’expert consultant en patrimoine social et industriel et fondateur de la Fonderie, Guido Vanderhulst, lance un nouvel appel pour le classement de l’usine en 2008. Peine perdue. Le projet de centre commercial poursuit sa route. Un cahier des charges en vue de réaliser l’étude d’incidences du projet est mis à l’enquête publique en juin 2009.

Les associations commencent à se mobiliser autour de Guido Vanderhulst. Le 11 juin 2009, BruxellesFabriques, Pétitions-Patrimoine, l’ARAU, IEB et le BRAL invitent la presse sur le site des anciens entrepôts Godin pour une visite commentée.

Un mois plus tard, la commission de concertation rendra un avis assez critique sur le projet et soulèvera deux aspects centraux :

  • le projet viole le PRAS. Ce dernier affecte clairement la zone à de l’industrie urbaine. Ceci signifie qu’elle est susceptible d’accueillir du commerce de gros ou du grand commerce spécialisé mais pas plus de 2 000 m² de commerces complémentaires, c’est-à-dire du commerce adressé aux travailleurs occupant la zone (petite restauration, service bancaire, station-service...). Or le projet détourne l’esprit du PRAS et prévoit 12 000 m² de commerces complémentaires au motif qu’ils sont répartis sur six bâtiments.
  • elle demandera au chargé d’étude d’analyser une alternative prévoyant le maintien d’au moins 6.090 m² d’activités productives sur le site. En effet, la Société de Développement de la Région de Bruxelles (SDRB, ex-Citydev) avait fait savoir qu’elle regrettait la conversion d’un site d’industrie urbaine en un pôle mono-fonctionnel de commerce.

Les associations iront plus loin, demandant que soit envisagée une alternative qui permettrait la réutilisation totale des bâtiments. Elles demanderont que le chargé d’étude se penche sur des expériences belges ou étrangères réussies de reconversions de sites industriels de ce type, tout en assurant la conformité des choix posés au PRAS. Comme le soulignait le Master Plan du Port 2015, ces zones sont idéales pour y implanter des activités de recyclage (de ferrailles, de voitures, d’électroménager, d’ordinateurs) activités qui ont, en outre, pour avantage de créer de l’emploi peu qualifié accessible aux Bruxellois [1]. Autrement dit, les activités déjà en place sont tout à fait adaptées au bâtiment et à son territoire.

L’été de 2009, le festival PleinOpenAir du cinéma Nova donnera sur le site deux soirées de projection et réalisera avec le collectif Plutôt Te Laat (PTTL) et IEB, un court métrage sur les menaces qui planent sur les anciennes poêleries Godin. [2]

Le 12 mars 2011, l’asbl Pétitions-Patrimoine, soutenue par BruxellesFabriques, Inter-Environnement Bruxelles (IEB), l’Atelier de Recherche et d’Action Urbaines (ARAU), le Brusselse Raad voor het Leefmilieu (Bral) et La Fonderie, lanceront à nouveau par pétition une demande de classement de l’ensemble du site. Quelques mois plus tard, elles reviennent à la charge avec une conférence de presse [3] pour présenter un projet alternatif développé par le jeune architecte Sander Van Duppen qui permettait de préserver le site, sa mémoire physique mais aussi immatérielle, tout en développant une affectation conforme aux ambitions actuelles de la Région bruxelloise : les infrastructures existantes étaient adaptés pour accueillir une activité d’économie sociale et un centre de formation dans les anciens entrepôts. Pourtant, en octobre 2011, malgré un avis favorable de la CRMS, la Région prendra un Arrêté de non-classement en réponse à la pétition. La raison : certes, il y a du patrimoine mais, même si à ce moment-là il n’y a pas de permis délivré, la Ville de Bruxelles veut son nouveau centre commercial.

Trois centres commerciaux dans un mouchoir de poche

Il faut dire par ailleurs que le projet de centre commercial arrive à un moment critique faisant suite à une interprétation erronée du schéma de développement commercial de la Région bruxelloise publié en 2008, lequel mentionnait que : « la zone de chalandise de l’ensemble des pôles régionaux bruxellois montre un déficit d’attractivité de la région de Bruxelles-Capitale au nord ». A partir de là, ce sont trois projets de centre commerciaux qui seront en lice au même moment dans un rayon de 5 km : Uplace (55.000 m²) à Machelen, Neo (72.000 m²) au Heysel et Just under the Sky (45.000 m²) à Laeken. Une lecture plus approfondie du schéma amenait pourtant à relativiser l’enthousiasme pour ce type d’infrastructure :

  • tout d’abord, il apparaissait que la zone nord était « moins bien desservie par les transports publics (fréquence, liaison vers le centre-ville), la barrière naturelle du canal en limite l’accessibilité. L’installation d’un pôle d’attractivité régional ou national dans cette zone serait difficile » ;
  • ensuite, le schéma pointait le risque de concurrence entre un éventuel nouveau centre commercial et l’offre commerciale existant déjà au nord : les pôles Miroir (Jette), De Wand et Marie-Christine (Laeken) qui risquaient de péricliter face à un centre commercial ;
  • en outre, le schéma mettait en lumière l’importance pour la vitalité des pôles commerciaux de la proximité des lieux de travail, d’habitation, d’écoles et d’accessibilité en transport en commun, paramètres peu rencontrés par le site Godin ;
  • enfin, tant Neo que Juste under the Sky (JUTS) misait sur la chalandise venant de la Région flamande alors que le schéma mettait en avant l’effet barrière de la langue. Ainsi 89% des bruxellois ne fréquentent pas de pôle commercial en dehors de la Région de Bruxelles-Capitale. On peut en extrapoler qu’il en va de même pour les habitants de la Région flamande.

Lors du séminaire de Hemptinne de mars 2009, Patrick Tacq de CB Richard Ellis, spécialisé en retail, a fait part de son étonnement de voir se construire un centre commercial dans le nord de la Région.

Il est évident que se jouait avec ces projets une mise en concurrence entre les deux Régions, chacune argumentant sur les avantages du/des projets amenés à se développer sur son territoire, quitte à faire l’impasse sur d’autres enjeux, tel celui de la préservation d’un important patrimoine industriel. Ainsi, on pourra lire dans l’étude d’incidence sur JUTS : « Le projet JUTS constitue une opportunité pour la Région et pour la Ville de Bruxelles de capter au moins en partie la clientèle potentielle identifiée par le Schéma de développement commercial au nord de la Région et ce, avant la mise en œuvre du projet Uplace à Machelen. » La mise en œuvre de l’alternative permettant la préservation du patrimoine de Godin « prendrait beaucoup plus de temps (...) et signifierait que ce projet de taille plus modeste arriverait sur le marché après le projet Uplace Machelen ».

L’étude reconnaissait également un risque de cannibalisme entre les projets en cours et ceux existant : « le projet capterait environ 13% de la clientèle du City 2 » mais verrait sa clientèle diminuer « en cas de réalisation du projet du Heysel ou lors de l’ouverture des commerces à Tour & Taxis. ». La parade des promoteurs et des pouvoirs publics pour contourner cet argument consistait à parler de complémentarité : les enseignes seraient à chaque fois différentes ce qui éviteraient la concurrence. Force fut pourtant de constater que dès la première demande de permis socio-économique pour JUTS, celle-ci regroupait exactement les enseignes déjà présentes partout à Bruxelles.

Enfin, la réalisation potentielle des trois projets risquaient d’asphyxier les voiries. Le rapport d’incidences environnementales (MER) du Plan stratégique d’aménagement pour la Périphérie urbaine flamande de Bruxelles (VSGB) évoquait l’impact des différents projets sur le trafic et démontrait que le trafic supplémentaire généré par les trois projets de centres commerciaux – alors que bien d’autres projets générateurs de trafic étaient prévus – était impossible à absorber par les infrastructures routières et les transports en commun. [4] Et ce, malgré tous les investissements supplémentaires prévus par le VSGB : élargissement du R0, routes parallèles le long du R22, élargissement de l’autoroute A12, développement du RER, ligne Diabolo, mise en œuvre intégrale des lignes interrégionales de bus et du tram tangentiel le long du R22,... Créer trois centres commerciaux rendait nul et non avenu tout investissement dans la politique de mobilité. Un gaspillage financier inacceptable en période de disette budgétaire.

Un centre commercial par défaut !

Malgré le flot de critiques, les permis d’urbanisme et d’environnement seront délivrés à la SA Equilis en 2012, l’autorisant à construire un ensemble de 61.000 m² comprenant principalement un complexe de commerces et de loisirs de 53 000 m² et 8 000 m² d’activités productives ainsi que 1653 places de parking.

Très vite, les différents permis firent l’objet de recours divers tant de la part des riverains que de celle d’acteurs associatifs (IEB, ARAU, Bral et Unizo). Les moyens juridiques portaient sur :

  • la non compatibilité du projet avec la Zone d’Industrie Urbaine (ZIU) du Plan Régional d’affectation du sol (PRAS) où le projet prend place ;
  • les problèmes de mobilité que le nouveau centre commercial ne manqueraient pas d’engendrer avec ses 150.000 visiteurs annoncés par semaine, compte tenu du fait que le projet est situé en périphérie avec une accessibilité en transports en commun restreinte ;
  • la non traduction en français de l’étude d’incidences soumise à enquête publique alors qu’il s’agit d’un élément essentiel du dossier devant permettre aux habitants d’être informés sur les incidences du projet ;
  • l’absence d’enquête publique sur la commune de la Ville de Bruxelles, et l’absence d’avis de la Région flamande alors que l’étude d’incidences du projet prévoyait des incidences socio-économiques et de mobilité sur ces deux territoires connexes ;
  • la non soumission à l’enquête publique des compléments à l’étude d’incidences qui n’avaient, de surcroît, pas été réalisés par un bureau agréé.

Equilis recevra pourtant son permis socio-économique en 2013 malgré le fait que le Comité socio-économique National pour la Distribution ait rendu un avis négatif, le 12 septembre 2012, aux motifs que le projet ne respectait pas le PRAS, aggravait les problèmes de mobilité en Région de Bruxelles-Capitale et mettrait à mal les noyaux commerciaux du centre-ville. Un principe de bonne gouvernance aurait voulu que la Ville de Bruxelles réponde à ces critiques. Mais faisant le gros dos, elle a attendu que le délai pour se prononcer expire avec pour conséquence une délivrance du permis socio-économique par défaut ! En résumé, aucun pouvoir public n’a eu le courage d’asseoir la légitimité du projet en réponse aux nombreuses récriminations des habitants, comités et autres associations.

Comme on pouvait s’y attendre, en février 2015, le Conseil d’État annulera le permis socio-économique pour insuffisance de motivation au regard de la conformité du projet au PRAS et l’insuffisance de garanties eu égard aux problèmes énormes de mobilité que ne manquerait pas de créer le projet. Dans un vide procédural lié à la régionalisation de la matière, un comité interministériel pour la distribution ad hoc fut mis sur pied pour délivrer un nouveau permis socio-économique au centre commercial. Un mois plus tard, le 12 mai 2015, l’auditeur du Conseil d’État rendra un avis pointant également les problèmes de conformité au PRAS et de mobilité. Mais le gouvernement régional prendra les devants et retirera la décision attaquée, échappant ainsi à la probable annulation de sa décision par le Conseil d’État. Il adoptera une nouvelle décision relative au permis d’environnement, mieux motivée. Les associations iront à nouveau en recours contre celui-ci.

Par la suite, Equilis obtiendra une modification de son permis d’urbanisme non pas pour alléger la charge d’un projet déjà si vivement questionné mais pour encore accroître sa superficie et le nombre de places de parking…. Le projet ouvrira ses portes en 2016 après plusieurs années de lutte acharnée à son encontre et malgré le recours toujours pendant.

Des promesses non tenues

Les développeurs annonçaient au départ un chiffre de 8 millions de visiteurs ramené ensuite à 6 millions pour finalement plafonner à 5 millions. Un chiffre honorable toutefois mais dans lequel il faut englober tous les curieux des premiers jours d’ouverture. Un mois à peine après son ouverture, Equilis annonçait la mise en vente du tout frais émoulu centre commercial à un prix de plus de 300 millions d’euros, une belle plus-value de 90 millions d’euros par rapport à l’investissement de départ (210 millions).

Les requérants recevront en avril 2017 un recommandé du Cabinet Fremault leur notifiant la décision du conseil des Ministres retirant, pour la deuxième fois, au centre commercial son permis d’environnement… alors que son exploitation a commencé… En pratique, il aurait dû fermer ses portes mais la Région prit le même jour un nouvel arrêté confirmant un nouveau permis d’environnement, y rajoutant quelques conditions. Le site ne sera donc sauvé de l’illégalité que par une pirouette juridique par laquelle la Région réaffirmera un permis d’environnement contestable et annulable.

Pour faire oublier les traces des critiques à son égard, le centre sera rebaptisé Docks Bruxsel. Quant au Familistère, malgré le maintien des briques, sa vocation historique sociale sera balayée du revers de la main. Le CPAS de la Ville de Bruxelles auquel il appartenait, et qui annonçait y construire des logements sociaux, finit par revendre le bâtiment à un promoteur en 2019 pour y développer 60 appartements haut de gamme. Une belle utopie à la casse !


[3Conférence de presse du 7 octobre 2011 donnée par IEB, BruxellesFabriques et le Bral, soutenus par l’ARAU, le comité de quartier Marie-Christine/Reine/Stéphanie, le comité inter-quartier de Neder-Over-Heembeek, Pétitions-Patrimoine, la Fonderie, la Plate-forme interrégionale pour une politique économique durable.