Inter-Environnement Bruxelles
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2001 : Le Collectif Sans Ticket défend le droit au transport devant les tribunaux

Entre 1998 et 2001, dans un contexte de libéralisation des services publics, le Collectif Sans Ticket a porté la question de la gratuité du transport public à travers des actions menées dans les trams, bus et trains, transformant la pratique de la fraude individuelle en une expérimentation collective.

© Tessa Polak - 2000

1999. Un matin d’hiver, trois personnes en tenues de chantier blanches font irruption dans une rame de métro de la STIB et s’adressent à l’assemblée : « Bonjour à toutes et à tous, nous sommes les anti-contrôleurs du Collectif Sans Ticket. Nous diffusons notre carte qui permet aux personnes ayant peu de revenus d’avoir accès au transport en commun et qui donne à tout le monde l’occasion d’adopter une position d’usager responsable plutôt que de client solvable ! ». Une carte de droit au transport, ressemblant à un permis de conduire, est distribuée.

Au recto, on peut y lire : « L’accès au transport en commun est un droit fondamental et un service public digne de ce nom doit assurer la mobilité de tous. Une grande partie de la population (chômeurs, minimexés, pensionnés, SDF, sans-papiers, travailleurs, salariés...) en est exclue par un système économique qui précarise, appauvrit, disqualifie. L’acte que nous posons affirme la primauté de la libre mobilité des êtres humains face à la « libre circulation des capitaux », il défend des conditions de travail satisfaisantes pour tous les travailleurs des transports publics et résiste à la logique unique de rentabilité et de productivité des services publics. En outre, la sauvegarde de notre planète passe entre autres par des transports réellement collectifs. Le titulaire de cette carte s’engage à ne plus l’utiliser dès que des mesures seront prises pour que chacun ait accès au transport en commun ».

Un ou une membre du collectif en explique le principe : « Lors d’un contrôle de titres de transport, sortez votre carte, que vous soyez en règle ou non. Cette carte ne vous protège pas contre d’éventuelles poursuites ou amendes, mais elle relie votre pratique d’usagers à celle de centaines d’autres et permet de créer un débat sur l’accessibilité du transport public, en sortant d’une logique binaire : client ou fraudeur… Certains contrôleurs sont solidaires et acceptent la carte, d’autres ne font qu’ « appliquer le règlement ». En cas d’amende ou de poursuites, contactez le Collectif Sans Ticket (CST) et nous choisirons la réponse collective la plus adaptée ».

Avant de descendre de la rame, les anti-contrôleurs informent les usagers que des contrôles sont en cours à la station Art-Loi : « Si vous n’avez pas de titre de transport valable, mieux vaut descendre à la prochaine station. Merci ! ». Quelques personnes décident alors de descendre ici. Une « free zone » ou « zone de libre accès » vient d’être créée...

Ni fraudeurs, ni clients

En avril 1998, une occupation sans nom ouvre un centre social dans un hôtel à appartements voué à la spéculation immobilière, en face de la Porte de Hal. Nous avons rencontré David Vercauteren, ancien membre du CST, qui se souvient : « Le thème central y était la réappropriation des moyens d’existence. Nous étions inspirés par le mouvement français des chômeurs de 1995 et les centres sociaux autogérés du Nord-Est italien. Un certain nombre de collectifs qui n’auraient jamais vu le jour sans ce lieu y sont nés : le collectif contre les expulsions, le collectif autonome de chômeurs… Dans l’institué - les syndicats, les associations, les politiques - il n’y avait pas d’espace pour nous, du coup, on devait trouver un espace de création de zone politique qui pouvait convaincre notre génération qui arrivait sur la scène politique après le désastre libéral des années 80 et au début d’une effervescence qui correspondait au début du mouvement altermondialiste [1] ».

Qu’il s’agisse des droits des chômeurs ou de la libre circulation des personnes, l’idée est d’explorer des pratiques d’intervention et de transformation sociale, sans représentants officiels, et qui visent moins la recherche d’un succès des luttes menées qu’une connaissance collective des logiques et des acteurs en jeu dans un champ donné, tout en augmentant les logiques d’autonomie et de coopérations [2].

Le transport collectif, alternative écologique et économique à la voiture individuelle, est alors menacé par les directives européennes de libéralisation du transport qui visent à transformer les usagers d’un service public en clients solvables. Celui-ci est aussi marqué au mi-temps des années nonante par de grandes disparités dans son accessibilité financière, certaines catégories d’usagers pouvant voyager gratuitement ou à prix réduit sur base de leur statut (salariés bénéficiant d’une intervention patronale, journalistes, veuves, invalides, pensionnés, orphelins... ) tandis que travailleurs pauvres, chômeurs ou sans-papiers doivent s’acquitter d’un billet au prix plein, et ce, alors que le tarif des abonnements avait augmenté bien plus rapidement que l’indice des prix général.

Le CST est né dans ce contexte, d’abord comme une nécessité de faciliter les rencontres entre le collectif de chômeurs bruxellois et le groupe « Chômeurs pas chiens » basé à Liège : « Du fait du prix prohibitif des tickets, il y avait plusieurs personnes qui avaient depuis des années comme pratique de frauder, donc il avait la volonté de l’affirmer publiquement, de ne pas la garder pour nous, de faire notre « coming out » en quelque sorte… ».

Le collectif lance les opérations « free zone » qui transforment une partie des bus, des trams et des trains en agora improvisée pour questionner la réduction des services de transport au rang de fonction consommable, des tracts sont distribués tandis que 5 équipes d’anti-contrôleurs munis de téléphones portables et habillés en blanc, « une manière de rendre visibles les invisibles », rendent le travail des véritables contrôleurs inopérant tout en encourageant chacun à propager l’information aux autres. La carte des transports est diffusée à 20.000 exemplaires dans les transports urbains à Liège ou à Bruxelles, mais aussi dans les trains. Présentée à un contrôleur, elle permet d’ouvrir une brèche, la possibilité d’un débat plutôt qu’une confrontation : voilà pourquoi je refuse de payer, voilà pourquoi j’en assume les conséquences, voilà pourquoi il s’agit d’une démarche collective sur le droit au transport et pas une démarche individuelle et clandestine…

À la même époque, la STIB lance une campagne de communication intitulée « Qui fraude s’y pique » qui contribue à associer le fraudeur à un élément antisocial, coûteux pour la collectivité et vecteur de délinquance. Le collectif y répond par une campagne intitulée « Ni fraude ni accès payant » avec des affiches apposées dans les transports ainsi que 15.000 autocollants. L’affichage se fait avec l’accord des chauffeurs, dont une bonne partie vont jusqu’à poser les affiches eux-mêmes. Cet accueil favorable de l’action par le personnel roulant est du au fait, d’une part que celui-ci souhaite se concentrer sur la conduite et pas sur la vente des billets [3] et d’autre part, car il ne se retrouve pas dans le choix idéologique de contrôle des usagers. Choix qui ne règle pas les problèmes de fond rencontrés sur le réseau, pas plus qu’il n’apaise le climat de travail. Pour rappel, à l’époque, il n’y a pas de portiques sur le réseau.

En janvier 2000, le collectif organise une fois par mois une assemblée d’usagers à la Maison de la Paix qui a pour but de développer une contre-expertise de terrain sur la question du rapport au transport public, mais aussi selon David Vercauteren de « créer des passerelles entre usagers et travailleurs, de se penser ensemble dans une transformation du champ politique, mais aussi d’ouvrir à d’autres questions : comment se réapproprie-t-on un territoire massivement occupé par la voiture, par exemple ».

En marge de la première journée sans voiture européenne, le collectif organise une street party et bloque la rue de la Loi. La manifestation en profite pour faire un détour par l’Office des étrangers et marquer physiquement le lien entre la lutte pour l’espace public et celle contre les expulsions.

En 2000 toujours, le collectif se joint aux syndicats pour une grève « tarif zéro » protestant contre une directive européenne ouvrant la voie à une libéralisation des transports publics [4]. Le service de transport est assuré, mais les caisses sont fermées. La grève « tarif zéro » est une alternative aux grèves classiques qui donnent un avantage à l’employeur dès lors qu’il n’a pas de salaires ou de carburant à payer tandis que leur impopularité auprès des usagers met une pression pour la reprise du service. Si l’association aux syndicats permet de mettre la question de la « gratuité » sur le devant de la scène, ce type de grève ne fera pas d’émules. En effet, bien qu’un certain flou juridique demeure sur la question, la grève par gratuité pourrait constituer une faute professionnelle et exposer les chauffeurs et contrôleurs à des poursuites. C’est en tout cas, ce qui attendait les membres du collectif ainsi que certains sympathisants et usagers…

© STIB / CST - 2000

Qui sabote qui ?

Face aux actions du Collectif Sans Ticket, les opérateurs de transport ne restent pas les bras croisés. Alors que la SNCB décide de poursuivre individuellement chaque usager utilisant la carte de transport, la STIB entraine le collectif sur un terrain juridique en citant au civil 18 usagers ou proches du CST via une procédure en référé (d’extrême urgence) pour interdire tout débat public sur l’accès gratuit au transport. David Vercauteren se rappelle : « Alain Flausch, qui était le directeur de la STIB, mais aussi juriste, voyait d’un très mauvais œil toute contestation… Nous, nous allions rencontrer différentes personnes au sein de l’administration, du service comptabilité, mais aussi le personnel roulant dans les moments de grèves, au dépôt… Tout ça dans l’idée d’apprendre comment ça marchait, de se former… Petit à petit, ça a créé un mouvement d’alliance entre travailleurs et usagers que Flausch n’a pas trop apprécié ».

Les charges retenues contre le CST sont : association de malfaiteurs, usurpation de fonction (de contrôleurs), désorganisation du réseau et dégradation des infrastructures…

L’avocat de la STIB réclame 25 euros d’astreintes pour chaque document trouvé sur le réseau abordant la question de la gratuité, même s’il n’émane pas du collectif ! Pour le CST, la boîte de Pandore judiciaire a été ouverte : « Quel comité de quartier, quelle association environnementale, quel groupe de chômeurs pourra-t-il désormais soulever des questions dérangeantes sans craindre le recours au tribunal ? »

Alors que le collectif sort « Le livre-accès », ouvrage préfacé par Isabelle Stengers qui prolonge la réflexion sur la gratuite du transport public, une plainte est également déposée au pénal par la STIB et mène à la perquisition des locaux de Liège et de Bruxelles le 28 aout 2001, lors desquelles le matériel du collectif est saisi.

Le 5 octobre 2001, à l’ouverture de l’audience en référé, 18 membres du CST débarquent cigare aux lèvres, en costume-cravate et borsalino, soit autant de sosies d’Al Capone tournant en dérision leur « association de malfaiteurs » tandis qu’une fanfare joue aux portes du Palais de Justice. Leurs avocats rappellent que « de nombreuses lois de progrès social ont été portées par des gens qui ont désobéi » et revendiquent « la légitimité de leurs actes en application du droit fondamental, qui est celui de circuler librement, droit reconnu par la déclaration des droits de l’homme ». Un juge répond : « ils peuvent l’exercer en allant à pied, oui » ! [5]

© Tessa Polak - 2001

La STIB obtient gain de cause sur un certain nombre de points : il est interdit de placarder de manière sauvage des documents incitant à voyager sans titre de transport ou de s’immiscer dans les fonctions de contrôleur, ce qui relève du « sabotage » selon la juge. Les tracts et affiches restent autorisés, à condition d’y faire figurer un éditeur responsable ; il en va là de la liberté d’expression. « Il n’est du reste pas interdit aux prévenus de se promener en salopette blanche dans le métro » [6].

À chaque fois, le collectif fait appel. Pour l’audience du mois de décembre, le CST fait un périple pédestre de cinq jours à travers la Wallonie pour rejoindre Bruxelles depuis Liège. À l’arrivée à Bruxelles-Luxembourg, l’un des membres du collectif déclare : « Nous sommes heureux, mais fourbus. Nous avons été très bien accueillis dans les endroits peuplés. Le reste du temps, nous étions dans les champs de patates. Dans la gadoue quoi. C’était le vrai transport moyenâgeux que le juge de police nous avait conseillé d’emprunter si nous ne pouvions pas payer ». Le collectif termine son voyage en train. Sans payer.

Des victoires judiciaires pour le collectif suivront, suivies par d’autres appels de la part de la STIB avec des développements jusqu’en 2006. Les amendes n’ont vraisemblablement jamais été payées, mais le collectif a peu à peu mit fin à ses activités. David Vercauteren raconte : « Le but était d’infuser de la peur dans le groupe. Non seulement on nous avait enlevé notre matériel, mais les flics étaient à nos baskets. Dès qu’on montait dans un tram, ils étaient là… Ça devenait impossible de faire quoi que ce soit. On s’est dit : bon, on va s’arrêter là. On a ouvert une possibilité, une brèche, on a appris beaucoup de choses, on a fait ce qu’on avait à faire… Il y avait toujours deux aspects dans ce qu’on a entrepris : l’expérimentation collective et les revendications politiques. Un aspect mineur et un aspect majeur. Mais je ne sais pas lequel était lequel. Peut-être qu’entre les deux on s’est un peu emmêlé les patates... ».

Si la réussite de la lutte n’était pas une fin en soi, la question de la gratuité du transport public était désormais bien présente dans l’espace public et médiatique et elle allait le rester...

Et aujourd’hui ?

Si l’on trouve toujours quelqu’un pour nous expliquer que « la gratuité n’existe pas » et qu’il y a « toujours quelqu’un qui paie », qu’elle constitue l’envoi d’un « cercle vicieux » qui ferait baisser la qualité du service de transport, qu’elle « augmenterait la criminalité » ou d’autres poncifs de ce genre, la question de la gratuité du transport reste un enjeu militant de justice sociale et environnementale [7].

Depuis 2001, plusieurs politiques publiques ont été dans le sens d’un élargissement des conditions d’accès financier au transport public. Ainsi en 2007, une réforme du statut VIPO en statut BIM a donné accès à une intervention majorée dans les frais de transport selon des critères de revenus et non plus uniquement de statut, tandis qu’en 2021, la Région bruxelloise a lancé un abonnement à un euro par mois pour les 12-24 ans. Mais la logique des catégories d’usagers montre vite ses limites quand il s’agit de diminuer d’un côté pour augmenter de l’autre… Le 4 juillet dernier, le gouvernement bruxellois a approuvé l’augmentation du prix des billets de 6,9 % en septembre 2024, ouvrant la voie à d’autres indexations dans le futur...

Rendre le transport public gratuit aujourd’hui, reviendrait à lui donner davantage de valeur sociétale qu’il n’en a jamais eu et à repenser les arbitrages budgétaires en sa faveur pour, non seulement augmenter l’offre, mais aussi assurer son accessibilité physique pour toutes et tous.

Devenu hémiplégique depuis quelques années, David Vercauteren a, lui, dû revoir son rapport au transport public. Sa perspective individuelle fait écho aux combats collectifs menés (ou à mener) par d’autres collectifs ou associations sur l’enjeu de l’accessibilité : « La question de la validité ne faisait pas partie de mes perceptions. Il faut vraiment être mis dans cette situation pour voir toutes ces petites embûches auxquelles on est confronté au quotidien. Par exemple, dans les quartiers populaires, on fait encore circuler des vieux trams. J’habite à Saint-Gilles et un tram 81 sur deux a des marches hautes comme pas possible qui ne permettent pas à toute une série de population de monter dedans. Donc moi, je les laisse passer… Pour aller au Wiels, le 97, c’est la même chose… Et pour sortir du tram, mon rythme est beaucoup plus lent que pour une personne valide… Au final, que cela soit pour monter ou descendre, je me retrouve devant beaucoup de portes fermées. Du coup, quand j’arrive à bord d’un véhicule, la première chose que je cherche c’est de m’asseoir, comme ça je suis tranquille… Je ne cherche pas à payer ou à valider mon ticket. Physiquement, il n’y a juste pas le temps... ».


[1Interview de Davd Vercauteren, réalisée le 29 mai 2024. Toutes les citations non référencées sont extraites de l’interview.

[2« Le livre accès », collectif sans Ticket, Editions du ceriser, 2001.

[3Quelques années plus tard, la STIB décidera d’augmenter les tarifs d’achat de ticket à bord des véhicules pour encourager l’achat en station, arguant qu’il s’agissait là d’une mesure destinée à augmenter la vitesse commerciale.

[4Lire le communiqué « Tarif zéro : un pas de côté »

[5« Voyager en train sans payer : acte litigieux ou acte politique ? », Le Soir, 31/10/2000.

[6La Dernière Heure, 23/10/2001

[7 : Sur les effets et l’application concrète de la gratuité du transport, lire Gratuité des transports publics : la mesure oubliée