1988, c’est l’année qui signe le début de la construction de l’hémicycle du Parlement européen, le « Caprice des dieux ». Un an plus tôt, le 2 mai 1987, naît l’Association du Quartier Léopold, jardin de l’Europe (AQL) pour mieux s’organiser face aux enjeux, marqués par le gigantisme européen, qui vont s’abattre sur ce quartier. Brève chronique sur un comité aux prises avec les chantiers pharaoniques des Institutions européennes à Bruxelles, ou comment tenir tête aux manœuvres erratiques des grands acteurs politiques, économiques et administratifs à l’échelle d’une ville qui n’est pas que la capitale de l’Europe.
Le territoire surveillé attentivement par l’association depuis la fin des années 1980 recouvre le secteur urbain entouré à l’Est par les boulevards de la petite ceinture, au Nord par la rue de la Loi, à l’Ouest par la chaussée d’Etterbeek et au Sud par la chaussée de Wavre. Peu présents dans le secteur central occupé par les activités administratives internationales, les habitants se situent plutôt dans les marges Sud et Ouest, dans les quartiers encore préservés de la ville mixte traditionnelle autour de la chaussée de Wavre et de la place Jourdan.
Au début des années 1980, les habitants d’origine quittent le quartier et sont remplacés par des populations immigrées mais aussi par des familles soucieuses de s’installer à proximité des centres urbains et de leurs services en même temps que d’un espace vert d’exception. Des comités de rue prennent forme et vont être rapidement confrontés aux projets pharaoniques d’extension du Musée des Sciences Naturelles à la périphérie Sud du parc Léopold. Les premiers contacts avec les associations historiques (IEB, BRAL, ARAU) sont pris notamment dans le cadre des enjeux urbains telles que les grandes infrastructures de pénétration à partir des autoroutes de Liège et de Namur et l’extension du Conseil des Ministres entre la rue de la Loi et la rue Belliard.
Autour de 1985, les premières informations concernant l’installation d’un méga ‘Centre International de Congrès’ commencent à filtrer et une première rencontre a lieu entre le collège des Questeurs du Parlement européen et des représentants associatifs pour faire part des « problèmes que posent actuellement … la grave pénurie de locaux à usage de bureaux et de salles de réunion à Bruxelles … aggravés récemment par l’adhésion de l’Espagne et du Portugal à la Communauté. »
En 1986, les menaces d’un nouveau bouleversement se précisent avec l’étude ‘Espace Bruxelles Europe’ qui tente d’encadrer et légitimer la construction sur le territoire ferroviaire de la gare du Luxembourg, et de ses abords, d’une nouvelle infrastructure administrative internationale qui, pour des raisons diplomatiques et politiques (querelle des sièges), ne se présentait pas encore comme le siège bruxellois du Parlement européen.
En 1987, comme il s’agit de mieux se structurer face à de tels enjeux urbanistiques aux implications notamment juridiques, l’Association du Quartier Léopold, jardin de l’Europe (AQL) est constituée dans les règles.
“C’est l’histoire du pot de terre face au pot de fer. À la tête des Apaches belges, un Sitting Bull portant le nom d’Henri Bernard. L’homme a assisté aux premières loges à la lente dégradation du quartier, et de son tissu social. Et a fondé avec quelques amis un mouvement de résistance (l’AQL : Association quartier Léopold), afin de défendre le droit des locaux : droit au logement, mais aussi défense des artistes (qui ont historiquement élu domicile ici) et ouverture sur le monde africain, très présent dans le quartier. Afin surtout, derrière les combats au quotidien (rénovation urbaine, création d’ateliers d’artistes, relocalisation des habitants expropriés…), de dénoncer ce qu’ils considèrent comme un apartheid économico-social” (Extrait du “Complexe belge” de Nicolas Crousse).
En 1988, un permis d’urbanisme est alors déposé et accordé par le ministre encore en charge de l’Agglomération bruxelloise. Fort des compétences juridiques de certains des membres associatifs, le premier d’une longue série de recours en annulation est introduit avec effet suspensif. Puisque le permis délivré reposait sur des bases juridiques fragiles, le chantier est immédiatement mis à l’arrêt. Mais comme les enjeux politiques et économiques (Bruxelles en tant que principal centre administratif de la construction européenne) ne pouvaient être freinés, contraint par le temps et la concurrence de Strasbourg, le pot de fer a cédé aux exigences de remédiation compensatoire du pot de terre. Le 30 juin 1988 un accord-cadre est signé entre l’Association du Quartier Léopold et le Groupement des Investisseurs de l’Espace Léopold. Il fixe les objectifs communs aux deux parties et détermine les moyens de les atteindre.
Plutôt que de s’opposer radicalement à la réalisation d’un tel projet, l’AQL choisit de l’accompagner. Il s’agissait surtout d’éviter la chute du premier domino pour ne pas reproduire dans son secteur les phénomènes spéculatifs qui ont détruit irrémédiablement le tissu urbain aux alentours du rond-point Schuman et de la rue de la Loi. Fruit de cette stratégie au long cours, il est remarquable qu’encore aujourd’hui la ville traditionnelle existe aux abords immédiats du Parlement.
À partir de la fin des années 1990, et surtout à partir de 2001, quand le traité de Nice attribue le siège officiel des institutions européennes à différent pays, Bruxelles devient le centre névralgique du réseau et de nouveaux plans vont se succéder à un rythme soutenu :
- 1997, ‘les Sentiers de l’Europe’ promus par le gouvernement d’Hervé Hasquin et le Commissaire européen Erkki Liikanen
- 2001, le ‘Schéma directeur du Quartier Léopold-Schuman à Bruxelles’ promu par le gouvernement fédéral de Guy Verhofstadt et le et le Président de la Commission européenne Romano Prodi
- 2002, les ‘Axes directeurs Bruxelles-Europe’ promus par François-Xavier de Donnea Ministre-Président de la Région bruxelloise
- 2003, ‘l’OmbudsPlan Médiateur Bruxelles-Europe’ promu conjointement par le Premier ministre fédéral Guy Verhofstadt et le ministre président de la Région bruxelloise Daniel Ducarme.
En 2008, le chantier hors norme du Parlement se termine, enfin ! Mais un autre s’annonce, celui de la démolition/reconstruction de la rue de la Loi dans son ensemble. Toutes les forces politiques, administratives et économiques se mobilisent pour répondre aux incessants besoins de la Commission européenne, à la recherche de toujours plus de ‘rationalisation’ de son portefeuille immobilier. Pour y parvenir une nouvelle étude est lancée : le ‘Schéma directeur du quartier européen’, piloté par Marie-Laure Roggemans, propulsée Madame Europe par le gouvernement de la Région.
En 2010, la machine à produire du chantier permanent est alors relancée avec le ‘Projet Urbain Loi, une forme urbaine pour la rue de la Loi et ses abords’. Comme les enjeux du réchauffement climatique commencent tout de même à percoler au sein des représentations gouvernementales, il s’agit alors de camoufler une opération spéculative qui consiste à doubler la densité derrière le concept d’écoquartier. Mais combien d’années faut-il au bâtiment neuf plus efficace du point de vue de ses consommations d’énergie pour compenser la construction/démolition des immeubles préexistants et la construction de nouvelles tours ? L’AQL et IEB se posent la question et vont tenter d’y répondre.
C’est ainsi que début 2013, les deux associations rendent publics l’étude et l’outil d’évaluation qui permet de calculer approximativement le bilan énergétique global d’une opération de démolition/reconstruction. Les résultats pour les projets envisagés sur la rue de la Loi comme ailleurs ne plaident vraiment pas en faveur des grands projets immobiliers, d’autant qu’une durée de vie d’environ 25 ans est largement dépassée par le résultat des calculs. Il n’y a donc pas d’efficacité énergétique qui tienne, le secteur de la construction continue à augmenter la charge du réchauffement climatique.
De 2012 à 2024, l’AQL, en coordination avec IEB, le BRAL, le GAG rejoints par l’ARAU, puis le Comité Tervueren Montgomery et plus ponctuellement le Quartier des Arts, devra faire face à un vaste projet de démolition/reconstruction de la rue de la Loi :
17/12/2012, Tour The One, demande de permis d‘urbanisme n°1
17/12/2012, Tour Leaselex, demande de permis d‘urbanisme n°1
12/12/2013, approbation du Règlement Régional d’Urbanisme zoné pour le périmètre de la rue de la loi, recours en annulation
17/11/2014, Tour The One, délivrance permis d‘urbanisme n°1, recours en annulation n°1
17/11/2014, Tour Leaselex, délivrance permis d‘urbanisme n°1, recours en annulation n°1
25/09/2019, annulation du RRUZ Loi
21/10/2019, Tour The One, permis d’urbanisme n°1 retirés + délivrance permis d’urbanisme n°2 + recours en annulation n°2
21/10/2019, Tour Leaselex, permis d’urbanisme n°1 retiré + délivrance permis d’urbanisme n°2 + recours en annulation n°2
22/12/2023, PU Leaselex n°3 + recours en annulation n°3
21/03/2024, Tour The One, permis d’urbanisme n°2 annulé
21/03/2024, Tour Leaselex, permis d’urbanisme n°2 annulé
Pendant toute cette période d’une dizaine d’années, la Région lance la procédure du Plan d’Aménagement Directeur de la rue de la Loi (PAD). L’AQL participe activement à la mise en place du collectif Bas-les-Pad qui tentera de contester cette nouvelle réglementation inventée ad hoc par la Région pour couvrir les trop nombreuses dérogations au Règlement Régional d’Urbanisme (RRU) et au Plan régional d’affectation du sol (PRAS). La crise sanitaire et ses conséquences sur le télétravail remettront en question la construction de toujours plus de bureaux à Bruxelles et par conséquent le PAD de la rue de la Loi est retiré.
Pour relancer un quartier européen en déshérence, le Gouvernement régional, d’une part, et la ville de Bruxelles - en constante opposition- d’autre part, engagent une réflexion approfondie afin de donner des orientations plus en phase avec la prise de conscience des enjeux climatiques et sociaux (logement, diversité, réduction des superficies de bureau, impact des démolitions/reconstructions sur le réchauffement climatique, îlot de chaleur, chute de la biodiversité, protection du patrimoine construit …) :
- Février 2022 : Ville de Bruxelles, « Quartier européen, vision et recommandations »
- Juin 2023 : Région bruxelloise, « Vision partagée pour le Quartier européen »
Voilà donc l’expression d’un bon aménagement des lieux qui devrait se traduire dans les nouvelles demandes de permis d’urbanisme … mais non ! Dès qu’il s’agit des besoins de la Commission européenne, on continue comme avant, avec la démolition/reconstruction, la disparition du logement, l’artificialisation des sols, l’accroissement du trafic automobile, les dépassements de gabarit en se basant de surcroît sur les hauteurs des bâtiments voisins pourtant construits illégalement. Nous sommes aujourd’hui comme hier face à des administrations publiques locales ou internationales toujours plus en dissociation cognitive. Rien n’y fait, et l’AQL vient de déposer son 6ème recours après déjà cinq annulations pour les permis ou règlements précédents.
En attendant, nous devons faire face au réchauffement climatique pour lequel le secteur de la construction est l’un des plus grands contributeur. Et nous avons en face de nous des acteurs qui jouent à cache cache mais, au vu du climat ambiant, cela revient à jouer avec le feu.