Inter-Environnement Bruxelles
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1984 : Année funeste pour les étrangers à Bruxelles

Durant les années 1980, en ce qui concerne l’accueil des personnes d’origine étrangère, l’aura de Bruxelles ne brille guère d’un humanisme exacerbé. En 1984, plus particulièrement, la capitale belge patauge plutôt dans le sordide… C’est l’année où le libéral Jean Gol décide de faire adopter le dénommé article « 18 bis » qui autorise d’« interdire à des étrangers autres que des ressortissants de l’Union Européenne de s’installer ou de séjourner dans certaines communes s’il juge que la croissance de la population immigrée nuit à l’intérêt général ».

© Roger Nols - 1984

Depuis 2010, Inter-Environnement Bruxelles (IEB) affirme un intérêt pour les conditions de vie des étrangers à Bruxelles. En mars de cette année-là paraît un numéro de Bruxelles en Mouvements à la couverture explicite, sur laquelle une main exhibe un feuillet portant l’inscription : « Les sans-papiers à Bruxelles hier, aujourd’hui et demain ». Les motivations d’IEB sont claires : « Nous nous penchons dans ce dossier sur une partie de la population bruxelloise qu’on appelle "les sans-papiers". D’abord parce que cette présence fort remarquée fait partie de la réalité bruxelloise, ensuite, parce qu’elle nous interpelle à plusieurs niveaux puisque cela touche à des aspects de la ville qui font partie du champ de travail d’Inter-Environnement Bruxelles : le tissu social et le tissu urbain ». [1]

Si la fin des années 1990 et la première décennie de notre siècle actuel connaissent de nombreux mouvements sociaux de sans-papiers, les réalités décrites dans ce numéro de 2010 s’inscrivent sur une ligne du temps bien plus ancienne…

1974 : genèse du refus d’inscription des étrangers dans certaines communes

Dans l’histoire de l’immigration de ces dernières décennies, une date charnière est en Belgique incontournable : 1974. « Tel qu’à toutes les époques, le contexte bruxellois du milieu des années 1970 est très violent pour les travailleurs étrangers. La police bruxelloise se déchaîne littéralement et ses fonctionnaires, armés de mitraillettes, s’adonnent régulièrement à des rafles dans les cafés peuplés d’immigrés. Mains en l’air contre le mur ils sont régulièrement fouillés, puis emmenés et tabassés dans les commissariats. » Une personne active à Bruxelles dans ces années-là explique : « On y traquait les travailleurs immigrés comme on traque aujourd’hui les sans-papiers. Outre ces rafles, une grande manifestation s’est déroulée quelques temps auparavant, en protestation de l’assassinat d’un jeune marocain, abattu froidement par la police sur la place Gaucheret. Cet assassinat a créé un mouvement de rage à Schaerbeek et les étrangers sont sortis en manifestation, au départ de la place Rogier, avec pour revendication : "Halte au racisme. On ne se laissera pas tuer. Halte à la violence policière !" » [2]

C’est dans ce climat bruxellois que des travailleurs immigrés vont occuper l’église située rue de Brabant, à l’arrière de la gare du Nord, afin de revendiquer leur régularisation de séjour. S’ils sont finalement extirpés de l’église avec fracas par le bourgmestre schaerbeekois Roger Nols, puis expulsés du pays, leur action n’est cependant pas vaine… La violence de la répression a plutôt eu pour effet de légitimer leurs revendications, et plus de 7.500 personnes seront régularisées, dont des expulsés revenus profiter de la mesure qu’ils ont contribué à imposer dans l’actualité politique. Cependant, dans la foulée, le gouvernement décrète l’arrêt de l’immigration en Belgique. Les frontières belges se ferment à l’immigration de travail. Les questions de mouvements de population vont progressivement glisser vers le ministère de l’Intérieur pour être gérées comme des « problèmes » de sécurité. L’enfermement des étrangers va s’institutionnaliser, et la violence policière restera d’actualité jusqu’à nos jours.

Années 1980 : climat xénophobe affirmé

Si le racisme est hélas tout aussi présent dans les mentalités aujourd’hui qu’hier, dans les années 1980 il est cependant à certains égards plus explicite… Pour preuve de l’étendue de celui-ci, la thématique fantasmatique d’une « invasion immigrée », a priori liée à l’extrême-droite, apparaît clairement dans les communications des partis traditionnels, y compris à gauche.

À Schaerbeek, pour tenter de prendre la place du bourgmestre notoirement raciste Roger Nols, le Parti Socialiste publie un tract intitulé « Stop à l’immigration ». Dans celui-ci, les socialistes Schaerbeekois critiquent la « gestion catastrophique » de Nols qui, pour faire oublier celle-ci, a notamment « désormais axé toute sa campagne sur l’immigration. Nols a la mémoire bien courte, rappelons-lui donc que : au cours de ses douze années de mayorat, 25.000 compatriotes sont partis et 12.000 immigrés sont arrivés » et que « 40 % des logements de la coopérative des locataires dont il est le président sont occupés par des immigrés ». [3]

En 1987 dans la commune de Saint-Gilles, le socialiste Charles Picqué, bourgmestre depuis peu, s’exprime à l’intention de ses administrés, en déclarant avoir « mis à profit ces deux ans (NDR. De mayorat) pour dire tout haut ce que pensent beaucoup de Bruxellois. Comment, en effet, ne pas s’inquiéter et s’indigner de la dégradation de notre ville et surtout de ses vieux quartiers, des menaces d’une immigration incontrôlée et de l’intolérance de certains milieux religieux musulmans ». [4] Bien entendu, ce type de communication apparaît dans le paysage bruxellois bien avant le droit de vote des étrangers, organisé au niveau communal seulement vingt ans plus tard, en 2004. Depuis, les listes électorales des partis, de gauche comme de droite, connaissent pléthore de candidats d’origines étrangères…

C’est dans ce contexte des années 80 que plusieurs bourgmestres bruxellois vont rechigner à appliquer les dispositions légales d’inscription de personnes étrangères dans les registres communaux, même lorsqu’elles sont munies de tous les documents adéquats. Les autorités fédérales vont-elles rappeler ces communes à l’ordre ? Et non. Le ministre de la Justice, le libéral Jean Gol, va en réalité décider de légitimer ces pratiques en les inscrivant dans la loi. Sur base d’un article dénommé « 18 bis », il sera possible d’« interdire à des étrangers autres que des ressortissants de l’Union Européenne de s’installer ou de séjourner dans certaines communes s’il juge que la croissance de la population immigrée nuit à l’intérêt général ». [5] Les communes volontaires à appliquer ces dispositions sont au nombre de six : Anderlecht, Forest, Molenbeek, Saint-Gilles, Saint-Josse et Schaerbeek. Quelles logiques pourraient bien motiver la définition de cet « intérêt général » ? Mystère...

1984 : tapis rouge pour l’extrême-droite à Schaerbeek

Ce climat xénophobe connaît un « moment de grâce » sur le territoire de la commune de Schaerbeek, au début de l’automne 1984. Si cette commune est alors toujours gérée par Roger Nols, ce dernier a cependant quitté le Front démocratique des francophones (FDF, aujourd’hui devenu Défi), pour être récupéré par le Parti réformateur libéral (PRL, aujourd’hui devenu MR). Pour situer idéologiquement le personnage, signalons qu’en 1986 il se présentera devant la maison communale en djellaba. Assis sur un chameau, il prétend de cette manière illustrer les risques des impositions de changement de look et de moyen de locomotion, dans le cas où l’on accorderait le droit de vote aux étrangers… En 1990, candidat aux élections pour le PRL, ses affiches montreront des palmiers et une mosquée, surmontés de cette inscription : « En charter ou en C130, avec Nols, ils y seraient déjà ». Cinq ans plus tard, Roger Nols rejoindra le Front national belge.

Pour l’heure, le 28 septembre 1984, le bourgmestre libéral accueille dans sa commune un certain… Jean-Marie Le Pen. Tortionnaire durant la guerre d’Algérie, raciste notoire, ce dernier s’est lancé en politique en France en créant le Front National, un parti qui vient de connaître sa première percée électorale aux élections européennes en récoltant 11 % de votes. Il est invité à l’initiative de différentes personnalités de l’extrême-droite belge, dont des anciens membres de l’aile droite du Parti social chrétien (PSC, aujourd’hui devenu Les Engagés) avec le soutien de groupuscules néonazis de l’époque, dont le Parti des forces nouvelles (PFN). De nombreux bruxellois décident de réagir et une manifestation est organisée au centre-ville. Elle est autorisée mais, durant celle-ci, une frange de manifestants décide de quitter le cortège et de rejoindre la salle attenante à la piscine de Schaerbeek, où l’invité français doit prononcer un discours.

Le cortège improvisé passe par les quartiers immigrés de Saint-Josse et de Schaerbeek pour rejoindre la place de Houffalize où, malgré la présence de la gendarmerie, la salle est attaquée par les manifestants. Le journal télévisé de la RTBF rend compte de ce moment, « La manifestation reflue à travers le vieux Schaerbeek, se heurtant en divers points à la gendarmerie, quand sous les huées monsieur Le Pen est accueilli dans le hall par le bourgmestre Nols ». Ce dernier, en serrant la main de Jean-Marie Le Pen, déclare : « Je suis heureux de vous accueillir à Schaerbeek. Je suis le porte-parole de l’immense majorité de mes concitoyens ». Cet accueil chaleureux affirmé, la soirée doit démarrer… « Le souper-débat frugal au profit des œuvres de monsieur Nols peut commencer quand les pavés se mettent à atterrir dans les assiettes. Sur la place de Houffalize, des jeunes autonomes attaquent les vitres à coups de barres et de boulons ». Les vitres explosent à l’image et, debout, le public applaudit Le Pen qui déclare : « Ce qui est en train de se passer constituera les fondations du grand mouvement national belge. Car il est évident qu’à moins de disparaître comme peuple, il faudra bien que le peuple belge fasse la loi chez lui. » [6]

Les affrontements entre manifestants et gendarmerie se poursuivent en soirée dans les rues de Schaerbeek et dans le parc Josaphat… Ce jour-là, des Bruxellois redorent donc l’aura de Bruxelles, la faisant briller d’une lutte acharnée contre les néo-nazis. Quant aux propos du responsable français du Front National, nous ne révélerons rien en signalant que de « grand mouvement national belge » il ne fut jamais question par la suite…

Roger Nols à dos de chameau © RTBF - 1986

Depuis, une vie en rose pour les étrangers ?

L’« article 18 bis », permettant le refus d’inscription d’étrangers, sera appliqué durant une dizaine d’années. Début 1995 encore, un habitant d’Anderlecht se voit refuser trois fois la légalisation de sa signature au service de la population, malgré sa carte d’identité en règle et tous les papiers nécessaires. « J’ai invité chez moi deux amis de Sierra Leone. Je me suis renseigné sur les démarches nécessaires. Pour qu’ils obtiennent un visa de tourisme durant ce laps de temps, il faut que je signe une prise en charge. (…) À Anderlecht, on m’a dit d’aller voir ailleurs, mais je suis habitant de cette commune. J’ai payé les billets d’avion et j’ai invité des amis. Je ne vois vraiment pas pourquoi cela pose de tels problèmes... ». Le document de prise en charge doit être déposé à l’office des étrangers, puis transmis à l’ambassade belge pour livraison du visa. L’office des étrangers, organe peu célèbre pour son extrême ouverture, recadre : « La commune, lorsqu’elle légalise une signature, vérifie et atteste son authenticité, un point c’est tout. Nous nous chargeons d’examiner les cas et d’accepter ou non la prise en charge d’un ressortissant étranger. Autrement dit, ce n’est pas à la commune de trancher. » [7]

Pour annuler ces situations de discriminations raciales manifestes, en mai 1995 la mesure est enfin supprimée. Les communes bruxelloises qui appliquaient la loi Gol, officiellement pour éviter de trop grosses concentrations de populations d’origine étrangère, ne le peuvent plus. « Six communes avaient demandé à bénéficier de cette loi. Un arrêté royal délibéré en conseil des ministres les y autorisa, pour un délai venant à échéance en mai 1992. Ces six communes demandèrent alors le renouvellement de cette autorisation. Koekelberg s’y ajouta, et Liège également. La discussion fut vive en conseil des ministres. Finalement, on refusa cette autorisation à Koekelberg, on l’accorda à Liège pour un an et aux six communes bruxelloises pour trois ans. En insistant sur le fait que ce serait la dernière fois. Comme ce délai courait à partir du 15 mai 1992, il est arrivé à échéance le 14 mai 1995. L’article 18 bis de la loi Gol a donc vécu. » [8]

Entre 1984 et aujourd’hui, la ligne du temps des politiques subies par les étrangers à Bruxelles - et ailleurs en Belgique - connaît bien d’autres événements funestes. Aujourd’hui encore des personnes meurent sous les coups des violences policières, dans les commissariats ou ailleurs dans la ville... La politique d’asile est totalement défaillante, pour ne pas dire volontairement chaotique… Des êtres humains sont quotidiennement bafoués dans leurs droits, laissés à la rue... La Belgique est condamnée des milliers de fois pour non-respect des dispositions légales… Des astreintes restent impayées par l’État, entraînant carrément des saisies de justice dans les locaux du cabinet de la secrétaire d’État à l’Asile et la Migration… Et, dénonçons-le inlassablement, depuis le milieu des années 1990 le pays comprend sur son territoire plusieurs centres de détention d’étrangers. Enfermés simplement pour être né ailleurs, des individus sont depuis placés dans des camps entourés de grillages et surmontés de fil barbelé, dans lesquels la violence est permanente…

Durant ces décennies, de nombreux mouvements sociaux luttant pour les droits des sans papiers vont également apparaître, citons le Collectif contre les expulsions (CCLE), très actif à la fin des années 90 pour lutter contre les centres fermés et convaincre les passagers de vols de s’opposer à l’expulsion en cours. Dans la foulée, évoquons la création de l’Ambassade universelle qui, de 2001 à 2005, met en place un « modèle » d’hébergement d’urgence, une aide matérielle concrète tout en développant des activités sociales, politiques et culturelles loin du paternalisme des structures institutionnelles. Plus récemment, citons la Voix des sans papiers (VSP), née en juin 2014 suite à la marche des migrants qui a traversé l’Europe, de Berlin à Marseille et de Marseille à Bruxelles, pour terminer son parcours au Parc Maximilien en face de l’office des étrangers... Ses membres continuent aujourd’hui d’ouvrir régulièrement des lieux pour accueillir des sans-papiers. Autant de mouvements auxquels IEB a donné la parole dans son Bruxelles en Mouvements « Bruxelles sans papiers » de novembre 2017.

Tract électoral © PS - 1982

[1Bruxelles en mouvements, couverture du n°234 et début de son introduction, mars 2010.

[2Anne Maesschalk, juriste et membre du comité de soutien des grévistes de la faim de 1974, dans « Une année charnière pour l’immigration en Belgique », Bruxelles en mouvements n°291, novembre-décembre 2017, pages 4 à 6.

[3« Stop à l’immigration. Avec le PS de Schaerbeek ça changera », tract électoral, PS, Schaerbeek, 1982.

[4« Avec Charles Picqué, exigez justice pour Bruxelles », Commune de Saint-Gilles, 1987.

[5« Les immigrés ne sont plus les bienvenus » dans, « Cureghem partie 1 : Contexte historique », Dirk De Caluwé, édité par différentes associations anderlechtoises, 2013.

[6Journal télévisé RTBF, présentation de Jean-Jacques Jespers, reportage de Jacqueline Juin, le 29 septembre 1984.

[7« Un refus abusif de légalisation de signature, des portes se ferment à Anderlecht », Nicolas Vuille, Le Soir, 13 janvier 1995.

[8« La loi Gol a vécu : six communes bruxelloises amères », Jean-Claude Vantroyen, Le Soir, 17 mai 1995.