Les années 1970 sonnent le glas de la présence de l’industrie à Bruxelles. Si le processus de désindustrialisation a débuté dès après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il devient massif avec la financiarisation et la tertiarisation accrues de l’économie propres aux années 1970. Au cœur de Molenbeek, face au cynisme du capitalisme, certains cherchent plutôt à honorer les forces de vie et de travail qui ont contribué à la richesse de Bruxelles.
Alors que pendant longtemps ils avaient fait de Bruxelles la première ville industrielle du pays en termes de nombre d’emplois, les ateliers et les usines ferment les uns après les autres. Et si la litanie des fermetures se décline dans toutes les communes bruxelloises, c’est évidemment dans les quartiers à plus forte densité industrielle, au premier rang desquels le sillon du canal de Charleroi-Willebroeck, que la marque laissée par cet abandon va rapidement devenir la plus visible et la plus problématique en termes socio-économiques.
Les espaces les plus touchés sont le bas de Forest, de Saint-Gilles, de Bruxelles, de Saint-Josse et de Schaerbeek sur la rive est, d’Anderlecht, de Molenbeek et de Laeken sur la rive ouest. Ce croissant autrefois prospère, industriel et manufacturier, devient progressivement ce qu’on appellera bientôt le « croissant pauvre ». Les ménages qui y vivent, souvent issus de l’immigration (principalement italienne et marocaine), perdent l’accès à des emplois peu ou non-qualifiés en même temps que les possibilités de mobilité à l’intérieur de la ville. Les quartiers du canal, qui historiquement jouaient le rôle de quartiers d’accueil et de transit dans une trajectoire d’ascension sociale, s’appauvrissent. Les conditions de vie comme le bâti se dégradent.
Au cœur de Molenbeek, face au cynisme du capitalisme (qui abandonne les lieux de vie sur lesquels ont été bâties de grandes fortunes dès que se dessine ailleurs la perspective de plus grands profits), certains cherchent plutôt à honorer les forces de vie et de travail qui ont contribué à la richesse de Bruxelles. Ils et elles veulent maintenir vivaces l’histoire, la mémoire et la fierté de ces quartiers populaires, faits de migrations, de savoir-faire et de labeur. Ils veulent également soutenir les habitants au quotidien dans leurs difficultés, et créent des structures d’entraide et de proximité telles que la Maison de Quartier Bonnevie (1975), l’association Porte Verte (1975) ou l’association d’éducation populaire La Rue (1976). Bientôt, ces militants et militantes, travailleurs et travailleuses sociaux, syndicalistes, architectes, historiens, gravitent autour d’un « nouveau » lieu, l’ancien Café des Sports rebaptisé Café de La Rue, situé rue de la Colonne, qui vient d’être repris par Marie-Noëlle Doutreluigne et Guido Vanderhulst (1976). Il s’agira autant d’un lieu de concerts, de spectacles et de rencontres culturelles que la base pour des actions sociales, festives et de résistance.
C’est là notamment qu’à partir de 1977-1978 se discutera le projet Fonderie du Vieux Molenbeek, qui a pour but de développer des programmes de réappropriation et de réhabilitation des anciens quartiers industriels, et de dénoncer l’incurie des pouvoirs publics face au délabrement du tissu urbain et au manque d’équipements collectifs. La Gazette des Molenbeekois, un journal de quartier, sert d’organe de diffusion des idées et des revendications. Ainsi, les années 1970 et le début des années 1980 regorgent de luttes urbaines contre la spéculation immobilière et le mépris des habitants, non seulement à Bruxelles mais dans presque toutes les villes d’Europe occidentale [1] ! La Fonderie Vieux Molenbeek, La Rue, la Maison de Quartier Bonnevie tout comme IEB sont ainsi nées dans le contexte de ces mobilisations qui se voulaient au plus proche des habitants les plus fragilisés.
Le nom « Fonderie » renvoie à la présence, dans le même îlot que La Rue, d’une fonderie de bronze installée là depuis 1862. Cette usine, la Compagnie des Bronzes, s’était spécialisée dans la fonte des bronzes monumentaux, mais aussi de décoration et de lustrerie. Bien qu’elle ait acquis une renommée internationale, ses activités avaient décliné à partir des années 1950 jusqu’à sa fermeture en 1977 et sa faillite définitive en 1979.
En 1983, sous la pression du collectif Fonderie du Vieux Molenbeek, le rachat du site par le ministère de la Communauté française, alors présidée par Philippe Moureaux, ouvre de nouvelles perspectives dont le collectif s’empare à bras-le-corps. Peu après, il se constitue en asbl sous le nom de La Fonderie afin de se doter d’une structure qui permette de créer dans ces lieux un musée d’histoire sociale, ouvrière, populaire et industrielle de la Région bruxelloise. Au-delà, l’association cherche aussi à « réparer » le quartier meurtri. Viendront ainsi la sauvegarde et la réaffectation de la brasserie Belle-Vue, la création du Parc de la Fonderie (sur le site d’une autre usine disparue), la rénovation de l’espace Pierron…
Pendant de longues années, au gré d’opérations de sauvetage, d’achats, de versements et de dons, La Fonderie constituera ses collections, faites de machines, d’outils, d’équipements… témoins des savoir-faire industriels, des innombrables métiers du passé, des produits fabriqués en série et des transformations sociales induites par les révolutions industrielles. Elle se dotera aussi d’un centre d’archives et de documentation, multipliera les publications (dont la collection des Cahiers de La Fonderie), organisera des visites guidées dans la ville aux thématiques singulières (elle fut notamment pionnière en matière de parcours en bateau sur le canal), tout en poursuivant ses missions historiques d’éducation permanente.
Dans les années 1990, Guido Vanderhulst (1940-2019), cheville ouvrière de La Rue et directeur de La Fonderie jusqu’en 2005 (parmi bien d’autres casquettes), infatigable défenseur du patrimoine industriel, s’illustrera également dans le sauvetage patrimonial des brasseries Wielemans-Ceuppens à Forest et des majestueux entrepôts de Tour & Taxis. Les publications d’IEB, en particulier le journal La Ville et l’Habitant, se sont très souvent faites l’écho de ces combats alors que a Région bruxelloise était alors encore peu réceptive à la protection du patrimoine industriel.
Le Musée bruxellois des industries et du travail, qui avait été un des objectifs premiers de La Fonderie, ouvrira sa première exposition en 2001 dans un bâtiment réhabilité du site de l’ancienne Compagnie des Bronzes.
Aujourd’hui, le Musée existe toujours, mais le travail de conservation des collections constituées au fil du temps s’avère titanesque ; ce n’est trahir un secret que de dire que le travail et le coût exigés par cette entreprise dépassent les capacités actuelles de l’association et que des choix doivent être faits. On peut donc se demander ce que deviendront ces collections dans un avenir très proche et comment l’on trouvera les moyens de continuer à transmettre les traces de cette histoire du travail, de la mémoire ouvrière et des transformations matérielles et sociales de la capitale, récoltées à la force d’un engagement de haute lutte.
Compléments
[1] Par exemple, la lutte des « Pandinistes » à Gand en 1973 autour de la destruction du Patershol : huisvanalijn.be