Inter-Environnement Bruxelles
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1979 : Nucléaire non merci !

Doel © IEB - 1979

Le 2 juin 1979, une journée internationale anti-nucléaire s’organise dans plusieurs pays européens pour susciter un débat démocratique sur cette énergie alors en pleine expansion dans ses applications civiles. « Le choc pétrolier » de 1973-1974, avait rappelé à l’Europe sa dépendance à la livraison de carburant en provenance des pays arabes. La Belgique accélère son programme électronucléaire : Doel III (mise en service prévue pour 1979) et Tihange II (mise en service prévue pour 1980) ainsi que deux autres unités, dont les sites ne sont pas encore fixés, sont prévues pour 1981 et 1982. Dans le pays, mobilisé contre le nucléaire civil comme militaire, les manifestants et manifestantes convergent vers Doel où les principales organisations de défense de l’environnement belges et néerlandaises se sont donné rendez-vous, exigeant un moratoire complet jusqu’en 1985 pour essayer d’éviter la construction des réacteurs Doel IV et Tihange III [1]. Les organisations, dont IEB, exigent notamment l’accès libre aux informations sur la politique énergétique, et des moyens pour le développement des énergies respectueuses de l’environnement.

Sur la photo, on reconnaît quelques personnalités de la délégation d’IEB à cette journée internationale anti-nucléaire : René Schoonbrodt (alors président d’IEB et de l’ARAU), Almos Mihaly (secrétaire de rédaction du bulletin de liaison d’IEB, « La ville et l’habitant »), Xavier Duquenne (membre des Amis du Bois de la Cambre qui deviendra président d’IEB de 1985 à 1990) et Olivier Deleuze qui effectue son service civil comme objecteur de conscience de 1977 à 1979 à IEB. Membre fondateur d’Ecolo, il est l’un des deux premiers députés de ce parti élu à la Chambre des représentants à l’occasion des élections législatives de 1981.

On relèvera d’ailleurs, en remontant le fil chronologique, que le dossier du nucléaire est, parmi d’autres dissensions, à l’origine du clivage entre la Fédération nationale et les entités régionales d’Inter-Environnement… Dès 1973, en effet, certains des fondateurs de la fédération nationale - dont les réseaux au niveau de la grande bourgeoisie industrielle et de la noblesse avaient assuré, parmi d’autres, un financement à la jeune fédération-, n’ont plus voulu financer une organisation qui, notamment sur la question du nucléaire, agissait en contradiction avec leurs objectifs .

De grandes fortunes belges se sont en effet bâties grâce à l’uranium « belge » extrait au Katanga, dans la mine de Shinkolobwe, le gisement le plus riche au monde à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. En 1939, la Belgique jouait dans la cour des grands et dans la course à l’armement. En mai 1944, l’uranium livré aux États-Unis sera intégré aux deux bombes « Little Boy » et « Fat Man », larguées au-dessus du Japon. L’uranium du Congo belge exporté en Amérique permettra d’alléger les finances du pays après la guerre… Par ailleurs, l’Union minière du Haut Katanga (qui deviendra par la suite Umicore), une de plus grandes entreprises extractivistes belges au Congo, a aussi vendu son uranium aux nazis. Bref, les affaires ont mangé à tous les râteliers.

Dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale, la Belgique s’est profilée à la pointe du nucléaire civil. « L’expérience qu’elle avait acquise depuis le début du [20e] siècle dans l’exploitation et le traitement des matières radioactives avait largement préparé la Belgique à accéder à l’ensemble des domaines ouverts par la science et les techniques nucléaires dès qu’elles se présentèrent. Les accords bilatéraux qu’elle conclut dès le cours de la Seconde Guerre mondiale avec les États-Unis et le Royaume-Uni lui donnèrent un accès direct aux connaissances concernant les techniques de traitement et d’utilisation des matières fissiles et la technologie des réacteurs nucléaires. La Belgique bénéficia là d’une priorité chronologique qui lui permit de faire l’économie d’expériences nombreuses et onéreuses pour accéder au dernier état de la technique » [2].

L’uranium congolais est resté dans les mains belges jusqu’en 1960, année de l’indépendance du Congo. Nous ne pouvons relater ici cette histoire qui mériterait pourtant d’être mieux connue. Toutefois, il est une information incontournable pour les Bruxellois.es dans le récit qui pourrait s’appeler « ce à quoi nous avons échappé » : une première centrale nucléaire de puissance, à l’origine destinée à alimenter en électricité l’Exposition Internationale de Bruxelles de 1958, avait été imaginée en bordure de canal. Une société coopérative, l’Eléctronucléaire, est même créée dans ce but. Mais ce projet ayant rencontré des objections de divers ordres, la première centrale de puissance sera implantée à Mol sur un terrain de la famille royale acquis par le Centre d’Étude de l’Énergie nucléaire (C.E.N.). Les réseaux de la grande noblesse et des milieux industriels sont ainsi posés.

Dans son éditorial du bulletin de liaison d’IEB de mai 1979, René Schoonbrodt, rappelle que la production d’électricité par l’énergie nucléaire concerne aussi les Bruxellois. « Consommateurs, nous le sommes ; mais nous sommes relativement loin des centrales et de leurs nuisances car le réchauffement de la Meuse peut nous laisser indifférents ». Cependant, selon lui, vivre en région bruxelloise demande aussi de penser et d’organiser autrement « notre » consommation d’énergie. « Les dangers du nucléaire sont avant tout de mettre en question la liberté, le droit de penser et de vivre autrement, le droit de manifester son opinion. Car le nucléaire ne peut se développer que dans le respect de l’ordre dominant. Il n’admet ni de s’en écarter, ni de se tromper. Il n’admet que l’ordre et son parallèle, la répression. »

En septembre de la même année, dans le dixième numéro de « La ville et l’habitant », Daniel Poisson, ingénieur et architecte à l’ERU (Études et Recherches Urbaines asbl) passait en revue les mesures concrètes pour une utilisation économe de l’énergie à Bruxelles, contrôlée par les usagers, partant du constat qu’il ne se passait pas un jour « sans que chaque habitant ne soit confronté de près ou de loin, à la question énergétique », alors même qu’il n’existait quasi aucune donnée précise quant à qui consomme quoi par quartier ! Ces lignes sont d’une actualité confondante en regard de la stratégie Rénolution qui s’impose aujourd’hui aux Bruxellois.es et à l’obligation de performance énergétique des bâtiments.

L’auteur insiste sur la nécessité de coupler aménagement de la ville et utilisation de l’énergie, de créer des incitants financiers pour les locataires et d’accélérer les programmes de rénovation de l’habitat et des îlots, via entre autres des programmes d’isolation thermique, de créer des subventions et des services publics de conseil pour les habitants désireux de réaliser eux-mêmes certains travaux, de déterminer les premiers quartiers de Bruxelles susceptibles d’être alimentés par des chauffages urbains au départ d’une grande chaudière pouvant utiliser différents types de combustibles (dont des ordures ménagères) ou récupérer de la chaleur produite par certaines unités de production industrielle. Fustigeant l’architecture informatisée truffée de gadgets de haute technologie où les habitants deviennent dépendant de spécialistes, il préconise la rénovation par îlot et la connaissance fine du « contenu énergétique » des matériaux (dépense énergétique nécessaire à leur fabrication).

Force est de constater que la lutte contre le développement de l’énergie nucléaire des années ’70 pointait déjà l’impensé contemporain de la « transition énergétique » : la sobriété des usages et des besoins en énergie. Nos modes de vie sont sous perfusion énergétique croissante. Si Daniel Poisson pouvait écrire « il faut refuser systématiquement tout chauffage à l’électricité dans les permis de bâtir », pouvons-nous aujourd’hui exiger l’interdiction de rouler à l’électricité ? Quelle est la part d’énergie nucléaire dans la propulsion des voitures, trottinettes, vélos,... « électriques » ou dans la production et l’utilisation des appareils et systèmes numériques ? Peu de données existent pour la Belgique. Davantage en France où l’énergie nucléaire caracole à plus de 80 % de la fourniture totale en électricité. Sans compter l’impact « environnemental », calculé en tonne de CO2, de la fabrication d’une voiture électrique, qui selon de multiples études est nettement plus important que celui de la fabrication d’une voiture thermique, et davantage encore si la batterie doit être changée une fois au cours de la vie du véhicule.

Aujourd’hui, le nucléaire représente 50 % de la fourniture en électricité à l’échelle de la Belgique, le gaz 30 % et les derniers 20 % proviennent de sources d’énergies renouvelables (hydroélectricité, énergie solaire, énergie éolienne et biomasse).

Le nucléaire belge est une histoire sans fin propulsée par de puissants lobbies. Pour mieux se vendre, leur discours s’appuie sur la faible production de gaz à effet de serre de cette industrie, faisant l’impasse sur l’extraction des minerais utiles à sa production, sur les risques d’accident qui sont systématiquement minimisés (Tchernobyl et Fukushima n’ont pas suffi) et sur la dangerosité (pour des milliers d’années !) des déchets produits et pour lesquels aucun pays européen n’a encore trouvé de solution.

En 2003, il y a plus de 20 ans, la sortie du nucléaire était portée par les élus du parti Ecolo, lorsqu’ils faisaient partie du Gouvernement Verhofstadt I, notamment Olivier Deleuze, alors Secrétaire d’État à l’Énergie et au Développement durable. La loi prévoyait l’arrêt des premiers réacteurs en 2015 après 40 ans d’exploitation (Doel I & II et Tihange I) pour une sortie finale du nucléaire en 2025, avec l’arrêt de Tihange III et de Doel IV.

En 2009, le gouvernement d’Herman Van Rompuy repoussait la fermeture des trois premiers réacteurs nucléaires pour aller jusqu’à 50 ans d’exploitation (accepté par le Parlement en 2015).
En 2022, l’accès à du gaz bon marché en remplacement du nucléaire est douché par l’invasion russe de l’Ukraine. La prolongation pour 10 ans des deux unités les plus récentes Tihange III et Doel IV, mises en service en 1985, est finalement actée en janvier 2023.

Aujourd’hui, cinq réacteurs sont toujours en activité en Belgique, après l’arrêt du réacteur expérimental de Mol en 1987 et surtout des réacteurs de Doel III en septembre 2022 et de Tihange II en janvier 2023. Ces cinq réacteurs connaîtront le même sort en 2025. Cependant, si tout se déroule conformément aux termes de l’accord conclu entre Engie et le gouvernement en 2023, Doel IV et Tihange III devraient ré-ouvrir en novembre 2026, pour dix années d’exploitation supplémentaires.

Et après ? Qu’en sera-t-il de la place du nucléaire dans le bouquet énergétique belge ? Le gouvernement a promis 100 millions d’euros sur quatre ans au Centre d’Étude de l’Énergie nucléaire à Mol pour étudier la technologie des « petits réacteurs modulaires » (SMR, small modular reactors, en anglais) et, à terme, en développer un exemplaire belge. La porte à un « nucléaire du futur » est donc bien ouverte. En revanche, la question de la gestion des déchets reste non-résolue : à l’heure actuelle aucune solution sûre pour les générations futures n’existe.


[1Il y eut finalement huit réacteurs nucléaires en Belgique : la centrale de recherche de Mol (Province d’Anvers), 4 réacteurs à Doel et 3 à Tihange. Mol a été mise en service en 1969, Doel I, Tihange I, Doel II en 1975 suivis de Doel III en 1982, Tihange II en 1983, Doel IV et Tihange III en 1985.

[2Le secteur nucléaire en Belgique : développement et structures actuelles, Courrier hebdomadaire du CRISP, 1976/12, n° 718-719, pp. 1-41.