Le 20 juin 1976, la dernière portion du viaduc Herrmann-Debroux menant à l’ancienne plaine des manœuvres, était inaugurée. Ce dernier tronçon de l’autoroute Bruxelles-Namur a permis aux voitures d’emprunter le viaduc dans les deux sens. Car, s’il existait bien une première partie de l’ouvrage, elle débouchait sur l’avenue Demey, une voirie qui n’avait pas la capacité d’accueillir le débit d’une autoroute. En conséquence, les automobilistes en provenance du Brabant étaient déviés sur la chaussée de Wavre. Seul le trafic en provenance de Bruxelles pouvait emprunter l’ouvrage d’art. Le viaduc de Watermael [1] a donc corrigé cette carence, sans liesse, car l’ambiance n’était pas aux célébrations du progrès automobile. Le grand récit de la modernité était en crise, et tant l’agglomération que les comités de quartier mettaient à mal le consensus du tout à l’automobile initié par l’exposition ‘58.
L’inauguration de cette portion autoroutière illustre en fait l’affrontement de deux camps. Le premier conçoit la ville d’un point de vue utilitariste. Bruxelles est un bassin d’emploi, il s’agit donc de mettre en place les infrastructures routières adéquates pour garantir un trafic fluide et efficace. une tendance incarnée à l’époque par le ministre des Travaux publics Jean Defraigne et son bras armé, l’intercommunale B1 chargée du développement routier et autoroutier en périphérie de Bruxelles. Ces derniers entendent bien poursuivre la trajectoire entamée par le plan « Bruxelles Carrefour de l’Occident » et font adjoindre dès 1975 un plan général des routes au plan de Secteur. Au programme, entre autres : un tunnel de 800 mètres entre le parc Astrid et la chaussée de Mons, des viaducs au-dessus de la gare de Schaerbeek et de la rue Picard, une autoroute sur le Maelbeek et même un tunnel sous la forêt de Soignes. Le projet relève alors de l’intérêt national et cet argument est utilisé pour négliger les avis des pouvoirs locaux.
Or, ces travaux démesurés entraînent des expropriations massives. Les transformations programmées rendent la vie urbaine impossible. Face à l’absence de communs au milieu de trafic autoroutier, l’Arau, IEB et les comités de quartier vont se mobiliser pour défendre leurs espaces de vie. Dès 1972, une série de luttes emblématiques, contre l’autoroute du Maelbeek, contre le Viaduc de la rue Picard, contre la route industrielle, vont contrecarrer les projets du gouvernement et lancer une politique de rénovation du bâti. Ces mobilisations vont par ailleurs percoler au sein des pouvoirs locaux et être reprises aussi bien par l’agglomération que par le ministre des Affaires bruxelloises, Guy Cudell [2]. Il déclarera en 1973 que suite à ces discussions avec les « contestataires » il s’oppose radicalement aux autoroutes urbaines radiales. Elles « détruisent complètement le tissu urbain… ... la vie urbaine y est définitivement assassinée » [3].
L’inauguration du viaduc de Watermael intervient pourtant trois années après ces déclarations. Il s’agit en fait d’un coup de force du ministre Jean Defraigne qui avait décidé d’ouvrir unilatéralement la voirie afin de rentabiliser l’infrastructure. Or, l’intercommunale B1 avait construit le viaduc sans permis d’urbanisme. L’agglomération avait donc fait constater l’infraction par huissier et transmis le PV au procureur du Roi. L’autorité régionale avait en outre initié une table ronde sur le devenir des viaducs Watermael et Debroux [4]. Les conclusions qu’elle avait rendues quinze jours avant l’ouverture de l’autoroute étaient pourtant claires : « il est inacceptable que des décisions prises au niveau national ne tiennent aucunement compte de l’avis unanime des représentants des partis intéressés de la région bruxelloise » [5]. Les solutions proposées par la table ronde étaient les suivantes : la destruction de l’infrastructure, réduire le trafic à une bande sur les deux viaducs ou utiliser l’infrastructure pour faire passer le métro jusqu’au viaduc de Trois Fontaines. Le ministère des Travaux publics mit donc les Bruxellois.es face au fait accompli, à la colère d’IEB.
L’histoire du viaduc Herrmann-Debroux est bien celle d’une défaite des habitants. Pourtant, elle est un jalon dans l’effondrement d’un consensus. Alors qu’au début de la décennie, les corps techniques et les décideurs politiques étaient unanimes sur la nécessité de moderniser la ville en l’adaptant aux contraintes automobiles.Cinq années plus tard, sous l’impulsion d’une contestation citoyenne, des dissensions apparaissent au sein même du gouvernement national. Le viaduc Hermann-Debroux est la manifestation d’un rapport de force qui, lui, a engendré de nombreuses victoires par la suite. L’abandon du périphérique Sud-Est en est sans doute l’illustration la plus éclatante.
Pourtant, la mobilisation citoyenne ne suffit pas à expliquer la fin des développements autoroutiers à Bruxelles. Les investissements, dans la conception économique de l’époque, sont la cause et la conséquence de la prospérité du pays. En 82, le ministre libéral des travaux publics, Louis Olivier, mettait ainsi en garde les dix-neuf bourgmestres de la capitale qui lui demandait d’arrêter les grands travaux à Bruxelles : un milliard de francs dépensés, c’est 1450 emplois rappelle-t-il [6]. Il aura fallu une crise pétrolière, l’effondrement du système monétaire international et une inflation dantesque pour constater que les anciennes recettes ne fonctionnent plus. La dernière infrastructure autoroutière construite à Bruxelles en 1985, le tunnel Léopold II, est le symbole de la fin d’une époque. Le tunnel est achevé, mais l’aménagement en surface, lui, ne sera jamais réalisé pas l’État. C’est la fin des investissements nationaux et c’est la Région, seule, qui devra finir le travail en 1991.
Aujourd’hui encore, la Région doit gérer les infrastructures du passé. Alors que les tunnels de la petite ceinture s’effritaient en 2016, elle a choisi de consacrer des centaines de millions d’euros à leur rénovation. Le Viaduc Hermann-Debroux, quant à lui, devrait être démoli dans la prochaine décennie. Face à cet héritage du passé, il est utile de rappeler les revendications d’IEB à l’époque : il faut utiliser l’argent disponible pour aménager des espaces publics et améliorer les transports en commun. Elles n’ont pas pris une ride !
[1] Il existe en fait trois viaducs successifs : les Trois Fontaines, Hermann-Debroux et Watermael qui sont usuellement dénommés sous l’appelation Hermann-Debroux
[2] Présent dans le même gouvernement que M. Defraigne donc.
[3] Journal Touring-Secours, « Nos cités sous la loupe – Le ministre Cudell à l’heure du choix : "Plus de radiales à Bruxelles, elles tuent le tissu urbain" », n°19, 1er octobre 1973
[4] Les membres de cette table ronde sont l’agglomération, les représentants du ministre des Affaires bruxelloises, les comités de quartier, la STIB, la VUB et l’ULB
[5] La Cité, « Les bruxellois s’opposent à l’ouverture sur quatre bandes du dernier tronçon de l’autoroute Namur - Auderghem », 06/1976
[6] Lucien Nicaise, « Louis Olivier, ministre des Travaux publics : une proposition folle des 19 bourgmestres ! », Le Soir, 28/12/1982