En 1972, l’agglomération bruxelloise entreprend de se doter, pour la première fois de son histoire, d’un outil planificateur de l’urbanisme sous la forme d’un projet de Plan de secteur. À l’époque, l’aménagement du territoire à Bruxelles s’élabore sans ligne directrice et surtout, sans trop s’embarrasser de ceux qui y vivent, se décidant en chambre, au sein des communes ou de l’État central pour les plus grands projets. L’absence de vision à moyen ou long terme donne la priorité aux intérêts économiques et privés pour des projets qui font bien peu cas du cadre de vie des Bruxellois : tunnels routiers, parkings géants, tours de bureaux, démolition du quartier Nord (Plan Manhattan), menace d’expulsion des habitants des Marolles,…
Le premier projet de Plan s’inscrit toutefois toujours dans la vision fonctionnaliste de la Charte d’Athènes et sera vite abandonné. Le dédain des autorités pour les habitants entraîne leur organisation en comité de quartiers avec pour but d’influer sur la politique urbaine et dès sa création, IEB participera aux négociations pour l’établissement d’un nouveau Plan de secteur. Après plusieurs projets rejetés, le ministre des affaires bruxelloise Vanden Boeynants propose en 1976 une nouvelle mouture. Les habitants et associations obtiennent que celui-ci soit mis à l’enquête publique, et celle-ci engendre 11.000 réactions !
Au final peu planificateur, le Plan a néanmoins pour bénéfice de protéger la situation existante et particulièrement les zones dédiées à l’habitat. Pour construire autre chose que du logement dans ces zones, il faudra désormais obtenir des dérogations : c’est le point de départ de la procédure de publicité-concertation que nous connaissons aujourd’hui. C’est aussi le moment où IEB commence à diffuser auprès de ses membres des fiches de renseignements relatives aux demandes de permis d’urbanisme, lesquelles expliquent les projets, demandes de permis ou de dérogations introduits par les promoteurs immobiliers ou les ministères nationaux.
Pour contrôler les dérogations, le Plan prévoit la mise en place d’une commission de concertation ainsi que la publicité des projets dérogatoires à l’attention des riverains. Quelques questions restent néanmoins en suspens : qui peut être entendu par la Commission ? Les comités ou associations représentant les habitants doivent-ils faire partie de la Commission ? Les associations feront des propositions, des contre-propositions, et c’est par un va-et-vient entre société civile et bureau ministériel que le projet prend finalement forme. Les associations décident finalement de rester à l’extérieur des commissions de manière à garder leur autonomie de contestation, mais obtiennent que « quiconque » puisse être entendu et pas seulement les habitants riverains, de façon à augmenter la capacité de mobilisation citoyenne.
Toutefois la partie n’est pas gagnée, car la Ville de Bruxelles voit dans la publicité-concertation une atteinte à son autonomie communale et fait annuler le Plan par un recours au Conseil d’État en 1978. L’ARAU, dans un communiqué, dénonce alors « la politique du « fait accompli » de la Ville de Bruxelles », « sa complaisance envers le secteur privé et le refus de toute forme de contrôle de sa politique d’urbanisme » [1]. IEB fustige une régression de la démocratie « puisque les habitants ne seront plus informés quand certains spéculateurs voudront détruire des espaces verts, développer des gabarits démesurés… Puisque les Travaux Publics pourront ouvrir tous les chantiers qu’ils veulent sans en informer personne » [2]. La pression et la mobilisation finiront par payer lorsqu’un nouvel arrêté sera adopté le 5 novembre 1979, entérinant définitivement la procédure de concertation.
Au fil des années, diverses modifications viendront améliorer la procédure de publicité-concertation : extension de la composition des commissions aux administrations de l’environnement et des Monuments et Sites, le droit d’obtenir copie de tous les documents « utiles », l’obligation de joindre une axonométrie [3] aux affiches rouges pour les nouveaux projets ou les extensions aux gabarits importants, un minimum de délai d’enquête publique situé en dehors des périodes de vacances scolaires…
Au contraire, d’autres réformes se feront parfois au détriment de ce que l’on pensait acquis : suppression de la présence de Bruxelles-Mobilité dans les commissions, suppression des enquêtes publiques sur les cahiers des charges des études d’incidences environnementales des gros projets, tandis que la pandémie de Covid-19 a introduit de nouvelles pratiques déplorables (aux applications variables selon les communes) comme la fin de l’obligation d’annoncer à l’avance la date et l’heure d’une commission de concertation ou la limitation des prises de parole, réservées exclusivement à ceux qui en ont fait expressément la demande durant l’enquête publique.
Si la procédure de publicité-concertation reste encore aujourd’hui un des principaux acquis de la démocratie urbaine et que sa principale vertu a été d’empêcher l’urbanisme clandestin, cette procédure de « participation » n’est pas exempte de critiques. Car l’ambition de renforcer la démocratie urbaine demande de respecter une série de conditions qui font souvent défaut. Ainsi se mobiliser vis-à-vis d’un projet implique d’abord d’en avoir connaissance, or l’apposition d’affiches rouges dans l’espace public se révèle souvent insuffisante pour bon nombre de demandes de permis qui pourraient bénéficier de l’impression de toutes-boîtes et de l’organisation de soirées d’informations. Et se forger un avis circonstancié demande d’avoir accès à des informations correctes, expliquées, analysées, critiquées, disponibles dans un langage clair et durant un laps de temps proportionnel à la masse de documents à parcourir.
Ces manquements constituent des obstacles de taille qui accentuent une tendance générale contraire à la démocratie urbaine effective : le manque de représentativité sociale des commissions de concertation. En effet, la difficulté pour les habitants des quartiers populaires à s’y faire entendre produit un déséquilibre dans la production de la ville et de l’espace public au profit de la classe moyenne aisée, mieux outillée pour promouvoir sa vision de la qualité du cadre de vie.
Plutôt que d’interroger ces manquements et d’y proposer des améliorations concrètes, les détracteurs de la publicité-concertation, sous prétexte d’une simplification ou d’une accélération des procédures demandée par le secteur privé, semblent plutôt œuvrer à la vider de sa substance et à en amoindrir la portée. La nouvelle réforme du règlement régional d’urbanisme (RRU) dit « Good Living » vise à réduire le nombre de dérogations pour les demandeurs de permis d’urbanisme tandis que les réflexions en cours sur la nouvelle réforme du Code bruxellois de l’Aménagement du Territoire (CoBAT) s’orientent vers une volonté d’organiser des consultations le plus en amont possible des projets, les habitant·es étant appelés à se prononcer sur base de leurs grandes lignes et de leur philosophie plutôt que sur du concret, et de limiter la concertation en aval à une procédure écrite.
En réalité, cette fuite en amont est déjà en place depuis plusieurs années mais sans que les citoyens y aient accès : les « réunions de projet » qui réunissent le maître architecte, les administrations régionales et les promoteurs immobiliers visent à définir les lignes directrices des projets immobiliers en région bruxelloise. Ces négociations derrière portes closes rendent le processus de concertation caduc, les riverains se voyant régulièrement opposer que le projet qui leur est soumis est déjà le fruit d’un subtil équilibre longuement négocié auquel il serait risqué de toucher.
De nécessité démocratique, la procédure de publicité-concertation devient alors une formalité administrative, une évolution bien palpable pour ceux et celles qui y participent et qui n’obtiennent plus, au mieux, que d’améliorations à la marge sur les projets ou d’approbations de projets assortis de conditions cosmétiques. Ce décalage entre les effets escomptés et obtenus n’est pas sans produire nombre de frustrations ainsi qu’un découragement et une perte de foi générale dans les institutions.
Dans le même temps, les grands projets urbains portés par les autorités régionales (qui devraient donner l’exemple aux promoteurs privés) ne donnent plus que très rarement lieu à des soirées d’information et de débat collectives pour leur préférer des expositions s’adressant à un public individuel ou à de petits groupes et qui donnent une place prépondérante à l’informel, en dehors de toute procédure officielle et consignée.
La démocratie urbaine telle que la conçoit IEB n’est pas la somme de réclamations individuelles, mais bien l’ouverture d’un espace pour penser et agir sur son cadre de vie et les conditions de la fabrique de la ville, où les positions se construisent et se consolident par la diffusion d’avis divergents, voire contradictoires, sans crainte du dissensus, du conflit et du débat, bref dans une dimension collective qui fait primer l’intérêt général sur les intérêts privés. En occultant le débat politique au profit des considérations technocratiques ou de rentabilité et en ne se donnant pas les moyens de ses ambitions pour se construire avec les habitant·es, en respectant leurs rythmes, leurs temporalités et leurs situations, on tend à transformer la procédure de publicité-concertation tour à tour en une pièce de théâtre plus ou moins cathartique ou en une caisse de résonance des effets Nymby [4].
En utilisant précisément ces constats, réels, mais réducteurs, pour justifier l’atténuation de la publicité-concertation dans sa forme actuelle, le pouvoir politique veut jeter le bébé avec l’eau du bain au profit d’une plus grande dérégulation de l’urbanisme à Bruxelles. Pour IEB, au contraire, il s’agit de défendre une réforme de ces acquis et de se donner les moyens de sa réussite. L’inverse reviendrait à consacrer un « urbanisme du fait accompli » et une « régression de la démocratie », nous renvoyant tout droit en 1976.
[1] La Cité, 13/04/1977.
[2] La Cité, 11/02/1978.
[3] Représentation du projet en trois dimensions.
[4] Contraction de l’anglais « Not in my Backward », soit l’opposition locale à un projet d’intérêt général.